ONE MORE TIME WITH FEELING
Les stars, l’ego, la mort, l’éternité… Après son western sur Jesse James et en attendant son hypothétique biopic de Marilyn, Andrew Dominik creuse ses obsessions dans ce portrait charbonneux d’un Nick Cave en deuil. Déchirant.
La vie obéit- elle à une logique narrative, un scénario, ou n’estelle régie que par le chaos ? Le cinéaste et le rockeur n’ont pas l’air d’accord. Le premier (Andrew Dominik,
auteur de L’Assassinat de Jesse James par
le lâche Robert Ford et Cogan – Killing Them Softly, soit l’un des plus grands réalisateurs en activité) pense que oui, l’existence a un début, une fin, un sens, et qu’on peut la raconter. Le deuxième (Nick Cave, crooner goth, idole post-punk, éternel prince des ténèbres) hésite. Selon lui, a priori, il n’y a que désordre, tumulte, « aucune logique particulière ». À moins que son pote Andrew n’ait raison ? À l’arrière de la berline qui les conduit au studio d’enregistrement, on le voit douter... Le silence s’installe dans la voiture, le rocker a les traits tirés. On sait qu’il traverse une période particulièrement sombre de sa vie. Quelques mois plus tôt, son fils Arthur, 15 ans, est mort. Tombé d’une falaise des environs de Brighton. Aujourd’hui, Nick Cave a rendez-vous avec ses musiciens pour enregistrer les chansons de l’album Skeleton Tree, écrites avant le drame. À un autre moment du film, continuant de ruminer face caméra, il reconnaîtra à ces morceaux une nature prémonitoire. Il y est question de jeunes hommes tombés du ciel, de deuils inconsolables, d’absences impossibles à accepter. Si ces bribes de poésie racontaient la mort de son enfant avant même que celle-ci ne survienne, alors, en effet, il y a de quoi s’interroger sur le hasard et le destin, les coïncidences et le fatum, le sens ou l’absurdité de l’existence.
MONUMENT DÉLABRÉ. La vie obéit-elle à une logique narrative, un scénario, ou n’est-elle régie que par le chaos ? La question hante One More Time with Feeling. Beaucoup plus qu’un rockumentaire : un portrait de Nick Cave en artiste traumatisé, « monument délabré » (comme il le dit lui-même), poète en crise et objet de pitié. Promenant son énorme caméra 3D (maniée par Benoît Debie, chef op attitré de Gaspar Noé) en studio, dans les rues de Brighton ou au domicile du chanteur, captant la musique en de longues stases élégiaques en noir et blanc, Andrew Dominik s’acharne à donner un sens à l’existence fracassée du chanteur. Comme on le ferait pour un ami, cherchant des paroles de réconfort, lisant un texte lors d’une veillée funèbre. Son film-requiem tente d’assembler des pièces biographiques éparses pour leur donner une logique narrative. Un scénario. Après
L’Assassinat de Jesse James... (dont Cave avait composé l’extraordinaire BO), One
More Time with Feeling sera donc, à nouveau, l’histoire d’une rockstar obsédée par des présages de mort. Avec des chansons orageuses gorgées d’images bibliques dans le rôle des nuages du Missouri. On redoutait le voyeurisme morbide du projet (un long clip promo racontant comment Cave a été « nourri » créativement par la mort de son fils ?), mais le film déjoue tous les pièges attendus, assumant d’emblée sa part d’exhibitionnisme (Cave se coiffant et s’habillant longuement face à un miroir), capturant la stupeur de son protagoniste quand il réalise à quel point il se met ici à nu. À la fin, arrivé au bout d’un cheminement philosophique, Cave comprend qu’il passera désormais sa vie à essayer de fuir loin, très loin, le plus loin possible, de ce trou noir qui le dévore, mais qu’il y reviendra toujours, inexorablement, comme un élastique revient toujours à son point de départ. Il y a une histoire, donc, mais pas de happy end. Dans Cogan..., Brad Pitt jouait un tueur à gages un peu faux derche qui n’aimait pas se salir les mains, espérant désormais tuer les gens à distance. Les tuer « softly » , doucement. De près, disait-il, c’est le bordel, ils crient, ils chialent, ils implorent leur mère, ça devient trop émotionnel. Le premier titre français du film était La Mort en douce. One More Time with Feeling, lui, choisit de regarder la mort en face. u