L'HOMME DE L'OMBRE
Ken Adam, le chef décorateur de Stanley Kubrick et des James Bond est l’inspiration essentielle de l’esthétique des Indestructibles 1 et 2. Revue de détails.
James Bond 007 contre Dr. No, Docteur Folamour, Goldfinger, Opération Tonnerre, On ne vit que deux fois, Barry Lyndon, Moonraker... Si vous avez vu ces films, vous vous rappelez forcément de leurs incroyables décors : spartiates, à la fois minimalistes et immenses, ils étaient l’oeuvre du génial directeur artistique Ken Adam.
« Son travail avait un aspect froid, audacieux et impressionnant. Il travaillait sur des formes larges, et trouvait toujours le moyen d’utiliser des matériaux comme le ciment, le métal, le bois ou la pierre, de manière totalement inédite à l’écran », expliquait le producteur Lou Romano sur le tournage du premier Indestructibles. Quatorze ans après, son ombre plane encore plus fort sur Les Indestructibles 2.
Véritable griffe esthétique, le style Ken Adam naît à l’écran avec la scène de l’interrogatoire du professeur Dent dans Dr No. Comme il n’avait pas eu les moyens de construire un décor sophistiqué, Adam décida de le conceptualiser, de jouer avec la limitation de son budget plutôt que de la cacher. Impressionné par ces décors, Stanley Kubrick l’embauche et lui demande d’imaginer la salle de conférences de Docteur Folamour. Il imagine une stylisation architecturale hyperréaliste en s’inspirant des décors du Cabinet du docteur Caligari et de Docteur Mabuse le joueur, deux chefsd’oeuvre du cinéma expressionniste allemand qui ont fortement influencé Adam, né à Berlin et chassé par les nazis. Revenu sur la saga Bond, il invente les bunkers à la Hitler, comme le volcan éteint de Blofeld dans On ne vit que deux fois, ou le monde subaquatique de L’Espion qui m’aimait. Adam raconte que pour les sept James Bond sur lesquels il a travaillé, il dut parcourir le monde à la recherche des lieux de tournage qui furent la signature des 007, et qu’il eut toute liberté pour imprimer sa marque à la série. Il ne se limita pas seulement aux décors : fou de voitures de sport anglaises, c’est lui qui customisa l’Aston Martin DB 5 de Sean Connery, premier prototype de l’univers de gadgets et trucages des James Bond. Une autre preuve, s’il en faut, que plus que les nombreux metteurs en scène qui entretenaient le cycle bondien, c’est bien Ken Adam qui sublima le genre et installa l’esthétique de la série, ses lieux sombres et inquiétants, ses décors écrasant les petits hommes peinant à l’intérieur. C’est aussi ce qu’on voit dans les films de Brad Bird. En reprenant les recherches esthétiques de Ken Adam, et particulièrement sa vision rétrofuturiste, le cinéaste en profite pour multiplier les clins d’oeil au cinéma des années 60, allant même jusqu’à reprendre littéralement l’un des éléments les plus parodiés des concepts de Ken Adam : l’île exotique sur laquelle se trouve le repaire du méchant. D’après ce qu’on a vu, Les Indestructibles 2 pousse le concept encore plus loin.
C’est dodo. Le public reste là, bouche ouverte. Il ne réagit pas. Pas de « Oooh ! », de « Whooo ! » ou de « Ahahah ! », et c’est pourtant ce qu’on attend de lui. Non, les spectateurs restent prostrés, la mâchoire pendante. « Euuuh... »
La catatonie...
La catatonie ! J’ai récemment vu un film – de superhéros, d’ailleurs –, que je ne nommerai pas. Jour de sortie, salle pleine à craquer. Et le film explose, explose et explose encore. Deux heures d’action anesthésiantes, assourdissantes, et personne ne moufte. Les lumières se rallument et mon voisin, qui n’a pas bougé d’un cil de toute la projection, se tourne vers moi et balance : « Putain, c’était génial ! » Eh bien non, désolé. Pas possible. Ça ne marche pas comme ça. Si c’était si génial que ça, tu aurais réagi, tu aurais esquissé un sourire, plissé les yeux, n’importe quoi ! (Rires.) Ça me rend dingue. Bref. Excusez-moi. Où en étions-nous ?
Une suite. Qui est aussi un film de superhéros…
Si on avait envisagé Les Indestructibles 2 comme un film de superhéros, on se serait mis dans de beaux draps. Mais on ne l’a pas fait. À l’époque du premier, deux franchises étaient en activité, Spider-Man et X-Men. Une concurrence distinguée, mais réduite. Aujourd’hui, le marché des superjusticiers est tellement saturé qu’ils ont fini par se déverser en masse à la télévision, exactement comme aux grandes heures du western, dans les années 50. Donc pas question d’aller jouer sur ce terrain-là. On est resté concentrés sur notre angle : la famille. Leurs superpouvoirs découlent de leurs rôles emblématiques dans la dynamique familiale. Le père est supposé être fort ; la mère est écartelée entre ses responsabilités ; l’ado mal dans sa peau devient invisible ; Flèche a l’énergie on/ off d’un enfant de 10 ans ; et Jack-Jack, le bébé, est un trésor de possibilités... Là où on a réussi notre coup, c’est que n’importe quel spectateur, mathématiquement, s’identifie au moins à deux de ces personnages, simplement parce qu’on a tous été enfants/ados, qu’on a tous eu des parents et que certains parmi nous sont devenus parents à leur tour.
D’après les premières images que nous avons vues, c’est effectivement le même film que le premier. Une comédie à la Billy Wilder sur la banalité de la vie domestique, avec des personnages aux superpouvoirs…
Le même film, oui, merci pour le compliment. Plus quelques nouveautés auxquelles vous ne vous attendez pas, bien sûr ! (Grand sourire d’enfant fier de lui.) J’ai flirté une seconde avec l’idée de les faire vieillir, mais dès lors, vous perdez la séduction et le pouvoir iconique de l’idée originelle. Puisque nous ne sommes pas limités par le passage du temps, comme le cinéma en prises de vues réelles, on peut reprendre l’action exactement où elle s’était arrêtée, quatorze ans plus tôt. Qui d’autre peut se le permettre ? Personne ! Donc on le fait.
Avez-vous regretté d’avoir tué Syndrome à la fin du premier film ? [Esquivant une voiture-projectile lancée par M. Indestructible, Syndrome meurt, sa cape aspirée dans un réacteur d’avion].
Non, c’était une mort parfaite. Il avait une cape ! Bob défend son fils à ce moment-là, il ne tue pas Syndrome directement. En ce qui me concerne – et je vais sans doute vous paraître très américain –, difficile de faire preuve de clémence quand on s’attaque à un enfant. Et encore une fois, c’est sa cape qui l’a tué ! Il aurait probablement survécu sans elle. (Rires.) À un moment, dans le 2, on avait une scène où Bob repense à la mort de Syndrome avec une pointe d’amertume. Il ne regrette pas tant d’avoir jeté la voiture que de ne pas l’avoir soutenu davantage quand il n’était qu’un jeune fan cherchant son approbation. Je voulais déjà que ça figure quelque part dans le premier, et ça a bien failli se faire cette fois-ci, mais la scène n’a pas survécu parce qu’elle nous détournait de l’histoire. Sur ce genre de film, vous luttez constamment entre expliquer et maintenir le rythme. Vous ajoutez des trucs pour clarifier mais vous finissez par les enlever pour une question de tempo et parce qu’en fait, ça sur-explique. Un processus infernal. Ce qui se retrouve à l’écran est le résultat de cette bataille.
Menée contre la montre, si j’ai bien compris, puisque le film a pris la place de Toy Story 4 dans le calendrier des sorties.
Pixar prend la narration très au sérieux. Rien n’est plus important que de verrouiller l’histoire. Parfois, les réponses viennent facilement et d’autres fois, c’est plus laborieux. Toy Story 4 a rencontré quelques écueils narratifs. C’est déjà arrivé par le passé, rien d’inhabituel pour le studio [le premier Indestructibles avait déjà connu une sortie anticipée en prenant la place de Cars dans le calendrier]. Toy Story 4 repartant en séance d’écriture, sa date de sortie restait vacante. Et à cette époque, on était assez contents du
« JACK-JACK, LE BÉBÉ, EST UN TRÉSOR DE POSSIBILITÉS... » BRAD BIRD
développement de notre histoire. Les boss en ont donc déduit qu’on était prêts à y aller. C’est de notre faute. On a probablement entretenu, sans le vouloir, une fausse sensation de sécurité. Quoi qu’il en soit, dès qu’on a appris la nouvelle, la panique a commencé à s’installer dans l’équipe. Soudain, on a eu toutes sortes de problèmes avec notre script.
En animation, ne pas avoir assez de temps est un problème, mais en avoir trop constitue également un risque, non ?
Oui, c’est très dangereux. Vous perdez toute perspective. Toutes les boîtes dans lesquelles j’ai bossé ont leurs problèmes de fabrication – et loin de moi l’idée de critiquer Pixar – mais je pense qu’ici on « screene » trop. Dans un souci de perfection et d’amélioration, on se projette le film encore et encore (et encore !) au détriment, je crois, de la spontanéité et de la fraîcheur. On rameute sans arrêt des gens de la boîte qui ne l’ont pas encore vu, et celle-ci est suffisamment grande pour qu’on ne soit jamais à court de spectateurs neutres. Cela dit, le cinéma reste très mystérieux pour moi, encore plus qu’il ne l’était à mes débuts. Ça me paraît de plus en plus dingue qu’un film puisse sortir de la chaîne de production en bon état de marche. Sérieusement. Je ne sais pas comment ça arrive, je ne pourrais pas vous le dire. Mais je suis ridiculement fier des Indestructibles 2.
Chez Pixar, je vous ai toujours identifié comme l’auteur « adulte ». Celui qui fait des films pour des spectateurs tels que moi…
Il y a des années, quelqu’un décrivait les réalisateurs de l’écurie en ces termes : John Lasseter et Andrew Stanton sont le centre émotionnel, gravitationnel de Pixar, Pete Docter tape chez les plus jeunes, et Brad Bird chez les plus vieux... Depuis, j’utilise toujours cet exemple pour décrire ma position chez eux. Je fais les films que j’aimerais voir. À l’époque du premier Indestructibles, il y a eu débat en interne autour de la classification PG [ « Parental Guidance » : certaines scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité des jeunes spectateurs], la première jamais attribuée à un film Pixar. Sur un tapis rouge, à une avant-première, un journaliste anglais m’a pris à partie parce que le film avait fait pleurer sa petite Britney. Je lui ai demandé quel âge avait Britney et il m’a répondu 5 ans. J’ai dû lui rappeler que le film était PG, et qu’apparemment, il n’avait pas exercé sa fonction de parent responsable. Et là, il me dit : « Mais c’est un film d’animation ! » Et alors, monsieur ? Pour cette raison, ça ne devrait pas être intense ? L’animation n’est pas un genre, ni un barème pour la censure. C’est un médium qui contient potentiellement toutes les histoires jamais contées. Je m’agace un peu quand on me dit : « Mon petit Jeffey a beaucoup aimé votre film. » OK, très bien, mais vous, ça vous a plu ? Ce film, je l’ai fait pour vous ! Tant mieux si Jeffey n’avait rien d’autre à faire ce jour-là, mais je l’ai fait pour vous ! On ne veut pas non plus exclure les bambins, hein, mais jusqu’à un certain âge, les enfants ne devraient pas voir Les Dents de la mer. Après, bien sûr, montrez-leur Les Dents de la mer, parce qu’ils vont adorer. Les films Indestructibles sont faits dans ce goût-là. Par des adorateurs de films et pour des adorateurs de films.