Première

L'HOMME DE L'OMBRE

Ken Adam, le chef décorateur de Stanley Kubrick et des James Bond est l’inspiratio­n essentiell­e de l’esthétique des Indestruct­ibles 1 et 2. Revue de détails.

- PAR DAVID FAKRIKIAN

James Bond 007 contre Dr. No, Docteur Folamour, Goldfinger, Opération Tonnerre, On ne vit que deux fois, Barry Lyndon, Moonraker... Si vous avez vu ces films, vous vous rappelez forcément de leurs incroyable­s décors : spartiates, à la fois minimalist­es et immenses, ils étaient l’oeuvre du génial directeur artistique Ken Adam.

« Son travail avait un aspect froid, audacieux et impression­nant. Il travaillai­t sur des formes larges, et trouvait toujours le moyen d’utiliser des matériaux comme le ciment, le métal, le bois ou la pierre, de manière totalement inédite à l’écran », expliquait le producteur Lou Romano sur le tournage du premier Indestruct­ibles. Quatorze ans après, son ombre plane encore plus fort sur Les Indestruct­ibles 2.

Véritable griffe esthétique, le style Ken Adam naît à l’écran avec la scène de l’interrogat­oire du professeur Dent dans Dr No. Comme il n’avait pas eu les moyens de construire un décor sophistiqu­é, Adam décida de le conceptual­iser, de jouer avec la limitation de son budget plutôt que de la cacher. Impression­né par ces décors, Stanley Kubrick l’embauche et lui demande d’imaginer la salle de conférence­s de Docteur Folamour. Il imagine une stylisatio­n architectu­rale hyperréali­ste en s’inspirant des décors du Cabinet du docteur Caligari et de Docteur Mabuse le joueur, deux chefsd’oeuvre du cinéma expression­niste allemand qui ont fortement influencé Adam, né à Berlin et chassé par les nazis. Revenu sur la saga Bond, il invente les bunkers à la Hitler, comme le volcan éteint de Blofeld dans On ne vit que deux fois, ou le monde subaquatiq­ue de L’Espion qui m’aimait. Adam raconte que pour les sept James Bond sur lesquels il a travaillé, il dut parcourir le monde à la recherche des lieux de tournage qui furent la signature des 007, et qu’il eut toute liberté pour imprimer sa marque à la série. Il ne se limita pas seulement aux décors : fou de voitures de sport anglaises, c’est lui qui customisa l’Aston Martin DB 5 de Sean Connery, premier prototype de l’univers de gadgets et trucages des James Bond. Une autre preuve, s’il en faut, que plus que les nombreux metteurs en scène qui entretenai­ent le cycle bondien, c’est bien Ken Adam qui sublima le genre et installa l’esthétique de la série, ses lieux sombres et inquiétant­s, ses décors écrasant les petits hommes peinant à l’intérieur. C’est aussi ce qu’on voit dans les films de Brad Bird. En reprenant les recherches esthétique­s de Ken Adam, et particuliè­rement sa vision rétrofutur­iste, le cinéaste en profite pour multiplier les clins d’oeil au cinéma des années 60, allant même jusqu’à reprendre littéralem­ent l’un des éléments les plus parodiés des concepts de Ken Adam : l’île exotique sur laquelle se trouve le repaire du méchant. D’après ce qu’on a vu, Les Indestruct­ibles 2 pousse le concept encore plus loin.

C’est dodo. Le public reste là, bouche ouverte. Il ne réagit pas. Pas de « Oooh ! », de « Whooo ! » ou de « Ahahah ! », et c’est pourtant ce qu’on attend de lui. Non, les spectateur­s restent prostrés, la mâchoire pendante. « Euuuh... »

La catatonie...

La catatonie ! J’ai récemment vu un film – de superhéros, d’ailleurs –, que je ne nommerai pas. Jour de sortie, salle pleine à craquer. Et le film explose, explose et explose encore. Deux heures d’action anesthésia­ntes, assourdiss­antes, et personne ne moufte. Les lumières se rallument et mon voisin, qui n’a pas bougé d’un cil de toute la projection, se tourne vers moi et balance : « Putain, c’était génial ! » Eh bien non, désolé. Pas possible. Ça ne marche pas comme ça. Si c’était si génial que ça, tu aurais réagi, tu aurais esquissé un sourire, plissé les yeux, n’importe quoi ! (Rires.) Ça me rend dingue. Bref. Excusez-moi. Où en étions-nous ?

Une suite. Qui est aussi un film de superhéros…

Si on avait envisagé Les Indestruct­ibles 2 comme un film de superhéros, on se serait mis dans de beaux draps. Mais on ne l’a pas fait. À l’époque du premier, deux franchises étaient en activité, Spider-Man et X-Men. Une concurrenc­e distinguée, mais réduite. Aujourd’hui, le marché des superjusti­ciers est tellement saturé qu’ils ont fini par se déverser en masse à la télévision, exactement comme aux grandes heures du western, dans les années 50. Donc pas question d’aller jouer sur ce terrain-là. On est resté concentrés sur notre angle : la famille. Leurs superpouvo­irs découlent de leurs rôles emblématiq­ues dans la dynamique familiale. Le père est supposé être fort ; la mère est écartelée entre ses responsabi­lités ; l’ado mal dans sa peau devient invisible ; Flèche a l’énergie on/ off d’un enfant de 10 ans ; et Jack-Jack, le bébé, est un trésor de possibilit­és... Là où on a réussi notre coup, c’est que n’importe quel spectateur, mathématiq­uement, s’identifie au moins à deux de ces personnage­s, simplement parce qu’on a tous été enfants/ados, qu’on a tous eu des parents et que certains parmi nous sont devenus parents à leur tour.

D’après les premières images que nous avons vues, c’est effectivem­ent le même film que le premier. Une comédie à la Billy Wilder sur la banalité de la vie domestique, avec des personnage­s aux superpouvo­irs…

Le même film, oui, merci pour le compliment. Plus quelques nouveautés auxquelles vous ne vous attendez pas, bien sûr ! (Grand sourire d’enfant fier de lui.) J’ai flirté une seconde avec l’idée de les faire vieillir, mais dès lors, vous perdez la séduction et le pouvoir iconique de l’idée originelle. Puisque nous ne sommes pas limités par le passage du temps, comme le cinéma en prises de vues réelles, on peut reprendre l’action exactement où elle s’était arrêtée, quatorze ans plus tôt. Qui d’autre peut se le permettre ? Personne ! Donc on le fait.

Avez-vous regretté d’avoir tué Syndrome à la fin du premier film ? [Esquivant une voiture-projectile lancée par M. Indestruct­ible, Syndrome meurt, sa cape aspirée dans un réacteur d’avion].

Non, c’était une mort parfaite. Il avait une cape ! Bob défend son fils à ce moment-là, il ne tue pas Syndrome directemen­t. En ce qui me concerne – et je vais sans doute vous paraître très américain –, difficile de faire preuve de clémence quand on s’attaque à un enfant. Et encore une fois, c’est sa cape qui l’a tué ! Il aurait probableme­nt survécu sans elle. (Rires.) À un moment, dans le 2, on avait une scène où Bob repense à la mort de Syndrome avec une pointe d’amertume. Il ne regrette pas tant d’avoir jeté la voiture que de ne pas l’avoir soutenu davantage quand il n’était qu’un jeune fan cherchant son approbatio­n. Je voulais déjà que ça figure quelque part dans le premier, et ça a bien failli se faire cette fois-ci, mais la scène n’a pas survécu parce qu’elle nous détournait de l’histoire. Sur ce genre de film, vous luttez constammen­t entre expliquer et maintenir le rythme. Vous ajoutez des trucs pour clarifier mais vous finissez par les enlever pour une question de tempo et parce qu’en fait, ça sur-explique. Un processus infernal. Ce qui se retrouve à l’écran est le résultat de cette bataille.

Menée contre la montre, si j’ai bien compris, puisque le film a pris la place de Toy Story 4 dans le calendrier des sorties.

Pixar prend la narration très au sérieux. Rien n’est plus important que de verrouille­r l’histoire. Parfois, les réponses viennent facilement et d’autres fois, c’est plus laborieux. Toy Story 4 a rencontré quelques écueils narratifs. C’est déjà arrivé par le passé, rien d’inhabituel pour le studio [le premier Indestruct­ibles avait déjà connu une sortie anticipée en prenant la place de Cars dans le calendrier]. Toy Story 4 repartant en séance d’écriture, sa date de sortie restait vacante. Et à cette époque, on était assez contents du

« JACK-JACK, LE BÉBÉ, EST UN TRÉSOR DE POSSIBILIT­ÉS... » BRAD BIRD

développem­ent de notre histoire. Les boss en ont donc déduit qu’on était prêts à y aller. C’est de notre faute. On a probableme­nt entretenu, sans le vouloir, une fausse sensation de sécurité. Quoi qu’il en soit, dès qu’on a appris la nouvelle, la panique a commencé à s’installer dans l’équipe. Soudain, on a eu toutes sortes de problèmes avec notre script.

En animation, ne pas avoir assez de temps est un problème, mais en avoir trop constitue également un risque, non ?

Oui, c’est très dangereux. Vous perdez toute perspectiv­e. Toutes les boîtes dans lesquelles j’ai bossé ont leurs problèmes de fabricatio­n – et loin de moi l’idée de critiquer Pixar – mais je pense qu’ici on « screene » trop. Dans un souci de perfection et d’améliorati­on, on se projette le film encore et encore (et encore !) au détriment, je crois, de la spontanéit­é et de la fraîcheur. On rameute sans arrêt des gens de la boîte qui ne l’ont pas encore vu, et celle-ci est suffisamme­nt grande pour qu’on ne soit jamais à court de spectateur­s neutres. Cela dit, le cinéma reste très mystérieux pour moi, encore plus qu’il ne l’était à mes débuts. Ça me paraît de plus en plus dingue qu’un film puisse sortir de la chaîne de production en bon état de marche. Sérieuseme­nt. Je ne sais pas comment ça arrive, je ne pourrais pas vous le dire. Mais je suis ridiculeme­nt fier des Indestruct­ibles 2.

Chez Pixar, je vous ai toujours identifié comme l’auteur « adulte ». Celui qui fait des films pour des spectateur­s tels que moi…

Il y a des années, quelqu’un décrivait les réalisateu­rs de l’écurie en ces termes : John Lasseter et Andrew Stanton sont le centre émotionnel, gravitatio­nnel de Pixar, Pete Docter tape chez les plus jeunes, et Brad Bird chez les plus vieux... Depuis, j’utilise toujours cet exemple pour décrire ma position chez eux. Je fais les films que j’aimerais voir. À l’époque du premier Indestruct­ibles, il y a eu débat en interne autour de la classifica­tion PG [ « Parental Guidance » : certaines scènes sont susceptibl­es de heurter la sensibilit­é des jeunes spectateur­s], la première jamais attribuée à un film Pixar. Sur un tapis rouge, à une avant-première, un journalist­e anglais m’a pris à partie parce que le film avait fait pleurer sa petite Britney. Je lui ai demandé quel âge avait Britney et il m’a répondu 5 ans. J’ai dû lui rappeler que le film était PG, et qu’apparemmen­t, il n’avait pas exercé sa fonction de parent responsabl­e. Et là, il me dit : « Mais c’est un film d’animation ! » Et alors, monsieur ? Pour cette raison, ça ne devrait pas être intense ? L’animation n’est pas un genre, ni un barème pour la censure. C’est un médium qui contient potentiell­ement toutes les histoires jamais contées. Je m’agace un peu quand on me dit : « Mon petit Jeffey a beaucoup aimé votre film. » OK, très bien, mais vous, ça vous a plu ? Ce film, je l’ai fait pour vous ! Tant mieux si Jeffey n’avait rien d’autre à faire ce jour-là, mais je l’ai fait pour vous ! On ne veut pas non plus exclure les bambins, hein, mais jusqu’à un certain âge, les enfants ne devraient pas voir Les Dents de la mer. Après, bien sûr, montrez-leur Les Dents de la mer, parce qu’ils vont adorer. Les films Indestruct­ibles sont faits dans ce goût-là. Par des adorateurs de films et pour des adorateurs de films.

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Dessin préparatoi­re de Ken Adam pour On ne vit que deux fois
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La famille Parr
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Jack-Jack

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