Première

INTERVIEW

Juan Antonio Bayona

- PAR SYLVESTRE PICARD

Avait- on vraiment besoin d’une suite à Jurassic World ? Petite correction : avait- on vraiment besoin d’un Jurassic World [Colin Trevorrow, 2015], d’ailleurs ? Il faut se faire une raison : en ces temps où Hollywood regarde dans le rétro en permanence, Jurassic World 2 alias Jurassic World : Fallen Kingdom (quel beau titre) tente de réaliser à nouveau l’équation impossible, aussi difficile que de reproduire de l’ADN de dinosaure. Celle de créer un blockbuste­r d’auteur, d’allier le divertisse­ment industriel et commercial à une vision de cinéma. La bonne nouvelle, c’est que Juan Antonio Bayona est sur le trône de ce royaume déchu. Un choix d’une évidence absolue : le petit génie catalan à la filmograph­ie quasi parfaite dessine une trajectoir­e purement spielbergi­enne, qui va de l’horreur gothique enfantine et ibérique (L’Orphelinat) au conte titanesque d’émotion (Quelques minutes après minuit), en passant par le film- catastroph­e lacrymal et lumineux (The Impossible, son chef- d’oeuvre pour le moment). Avec l’enfance, ses terreurs et ses monstres en thèmes récurrents. Alors que Jurassic Park fête son quart de siècle, Bayona est prêt à disputer la couronne du meilleur auteur de blockbuste­rs au producteur de Jurassic World : Fallen Kingdom, un certain Steven Spielberg.

PREMIÈRE : Est-ce que c’était votre but, au fond, de devenir un réalisateu­r de blockbuste­rs ?

JUAN ANTONIO BAYONA : Je crois que tout a changé pour moi en passant de L’Orphelinat à The Impossible. L’Orphelinat était un tout petit film, très resserré, claustro. Normal, puisqu’un film de genre ne doit jamais être trop produit, trop gros, c’est antinomiqu­e. The Impossible était un gros film-catastroph­e, tourné en Thaïlande avec une grande équipe et beaucoup d’effets visuels. Il fallait que je m’adapte. Que je devienne un réalisateu­r de films à gros budgets, sans nécessaire­ment l’avoir voulu. Ce sont les histoires qui nous changent et nous dirigent. Mais la personne qui a réalisé L’Orphelinat est la même que celle qui a tourné Fallen Kingdom.

Vous ne rêviez pas de tourner ce genre de film ?

Si, forcément... Mais je fais partie d’une génération espagnole qui a grandi avec une seule chaîne de télévision. On y découvrait toutes sortes de films, venus du monde entier. Des films de Truffaut, de Kurosawa, de Spielberg. Petit, je ne voyais aucune différence entre un film français en noir et blanc et une grosse machine hollywoodi­enne. Ces oeuvres faisaient partie d’un tout. Aspirant réalisateu­r, je voulais tourner les films que j’aimais voir quand j’étais petit. Et c’est ce que je fais aujourd’hui. Bien sûr, en grandissan­t, j’ai mieux compris le business qui se cache derrière chaque projet, quels étaient les blockbuste­rs et quels étaient les films indépendan­ts. Mais je réagis encore aux films en fonction de mes émotions d’alors. Je regarde Star Wars avec la même intensité qu’il y a trente ans. C’est ce genre d’intensité que j’essaie ensuite de concentrer dans mon travail. Quand je pense à Steven Spielberg, je pense à la mémoire, aux souvenirs, à des émotions du passé. Ensuite, il s’agit de transforme­r ces émotions en images dont les spectateur­s se souviendro­nt longtemps.

Il fallait bien mettre Spielberg sur le tapis. Pour commencer, Jurassic Park fête cette année ses 25 ans. Comment le revoyez-vous aujourd’hui ?

Je me rappelle très précisémen­t la première fois que j’ai vu Jurassic Park, parce que c’était la première fois que je me sentais témoin d’un événement historique dont on allait se souvenir à jamais dans l’histoire

du cinéma. J’étais en train de voir un dinosaure à l’écran ! Je me suis dit que désormais tout allait être possible. Qu’on allait pouvoir créer n’importe quelle idée, même la plus tarée. C’était magnifique de ressentir cela.

En tournant une suite à Jurassic World, vous essayez de reproduire cela ?

En acceptant le job, je me suis dit qu’il fallait que je me reconnecte à la sensation que j’avais eue en voyant Jurassic Park pour la première fois : cet émerveille­ment mêlé à la terreur de se retrouver face à un T-Rex... Quand je pense à la saga, je ne pense pas à un film mais à des scènes – à des moments dans ces scènes. Mon boulot en tant que réalisateu­r sur cette franchise est de créer au moins deux ou trois moments de ce style. De créer des souvenirs qui ne mourront jamais. Enfin, j’espère. (Rires.)

Par exemple ?

Il y a cette scène qui commence avec le raptor regardant par la fenêtre de la chambre d’un enfant. Cette image me vient du Dracula de John Badham [1979]. J’avais 5 ou 6 ans quand je l’ai vu et je me souviens de Frank Langella qui observe Mina dans sa chambre... Cette scène m’a occasionné de véritables frayeurs nocturnes. Et dans le script de Fallen Kingdom que Colin Trevorrow m’a donné, elle était là ! Je me suis dit que je pouvais en profiter pour tenter à mon tour de coller des cauchemars aux gamins. (Rires.)

Aujourd’hui, les blockbuste­rs manquent souvent de personnali­té. Mais vous avez une identité d’auteur. Avez-vous réussi à la conserver sur Fallen Kingdom ?

D’abord, il faut se rappeler que les Jurassic Park existent depuis longtemps, avec un énorme public de fans qui vous attendent au tournant. Ça, il faut le prendre en compte. En tant que réalisateu­r, tu te mets au service du film, et non l’inverse. En même temps, quoi qu’il arrive, tu t’empares du sujet et tu le fais tien. À mes yeux, quand je débarque sur le plateau, il n’y a qu’un seul angle possible pour la caméra. Et au moment où tu détermines cet angle, tu écris le film avec ton style propre. Quand vous verrez Fallen Kingdom, vous saurez que c’est le même mec qui a fait L’Orphelinat, The Impossible et Quelques minutes après minuit.

Vous n’avez pas eu l’impression de faire des concession­s, voire des sacrifices ?

Pas vraiment. Sur un film aussi énorme, avec autant de personnes impliquées, tu dois penser à beaucoup de choses avant de prendre la moindre décision. Tu n’as pas le temps de réfléchir en ces termes. Je pense que j’ai eu une grande liberté pour m’emparer du script et en faire mon film.

Vos trois films précédents ont fait de vous l’héritier naturel de Spielberg. Vous êtes d’accord ?

Je me suis toujours senti proche de ses histoires, de son cinéma. De sa calligraph­ie. J’ai appris à faire des films en regardant les siens. Après, ce n’est pas à moi de dire si je suis son héritier ou non.

Vous avez vu Ready Player One ?

Oui. Steven jette un oeil dans le passé tout en gardant un oeil sur le futur. C’est incroyable qu’il puisse faire un film aussi juvénile à son âge, et en même temps il explore les mêmes thèmes que dans Minority Report ou A.I. Intelligen­ce artificiel­le, deux films que j’adore...

« MON BOULOT EN TANT QUE RÉALISATEU­R SUR CETTE FRANCHISE EST DE CRÉER DES SOUVENIRS QUI NE MOURRONT JAMAIS. » JUAN ANTONIO BAYONA

C’est amusant que vous citiez A.I. : ce n’est pas le plus apprécié des films de Steven Spielberg.

Oui, c’est la même chose qu’avec un film de Kubrick : la première fois, on n’est pas sûr de savoir si on aime ou pas. Il faut les revoir pour découvrir des détails qu’on avait laissé passer. A.I. est le genre de film qui ne s’adresse pas à ton oeil mais au fond de ton crâne. Il parle une langue différente. Il faut la déchiffrer.

Fallen Kingdom s’adresse à l’oeil ou au fond du crâne ?

Plutôt à l’oeil. Je me suis beaucoup amusé à concevoir ces deux ou trois moments mémorables dont je vous parlais tout à l’heure. Le film va à l’encontre des blockbuste­rs récents, qui sont dans l’accumulati­on... Dans le premier Jurassic Park, Spielberg mettait le plus gros morceau d’action – la scène avec le T-Rex – au centre du film, et ensuite le film devenait claustroph­obe, avec les raptors dans la cuisine. On a repris cette structure : on construit une scène massive au milieu, avec cette éruption volcanique, et une fois qu’on a donné au public ce qu’il attendait, on part vers le suspense et la suggestion. En gros, on passe d’un film d’action explosif à un film d’horreur... Un film gothique, avec de longs corridors, des ombres, des portes secrètes... Toute une ambiance qui m’est familière.

C’est donc quelque chose que vous avez apporté au projet, qui n’était pas dans le script ?

Non, c’était déjà là. D’ailleurs, Colin ne m’a pas parlé de The Impossible mais de L’Orphelinat. Il savait que je pourrais maîtriser la partie « gothique » du film.

Vous avez failli réaliser la suite de World War Z. Que s’est-il passé ?

Nous avons travaillé avec les producteur­s sur un sujet pendant un an, mais six mois avant le tournage, nous n’avions toujours pas de scénario. Je ne voulais pas faire un film avec un scénario dont je n’étais pas sûr à 100 %. Je leur ai dit que je n’étais pas la bonne personne pour tourner ce film. Je crois qu’ils ont tout repris à zéro depuis. C’était la bonne décision. Je ne regrette rien : maintenant je bosse avec Spielberg !

Comment garder son intégrité à Hollywood ?

La question piège ! À Hollywood ou ailleurs, ton intégrité est menacée chaque fois que tu fais un film. Si j’acceptais un film qui ne me plaît pas, je crois que je perdrais mon intégrité à jamais. Avec Jurassic World : Fallen Kingdom, j’ai trouvé un espace dans lequel m’exprimer.

Le film lui-même ?

Eh bien... Disons plutôt qu’il y a un espace dans le film, au sein duquel j’ai pu réellement m’exprimer.

JURASSIC WORLD : FALLEN KINGDOM

De Juan Antonio Bayona • Avec Chris Pratt, Bryce Dallas Howard, Jeff Goldblum…

• Durée 2 h 08 • Sortie 6 juin

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Jurassic World : Fallen Kingdom
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Chris Pratt
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Rafe Spall
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Bryce Dallas Howard et Justice Smith

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