Première

INTERVIEW EXPRESS

- u PAR FRÉDÉRIC FOUBERT

Spike Lee

PREMIÈRE : Spike Lee, vous avez récemment tourné une série pour Netflix, She’s Gotta Have It, d’après votre film Nola Darling n’en fait qu’à sa tête... Que pensez-vous de la polémique entre Netflix et le Festival de Cannes ?

SPIKE LEE :

Ouh là, c’est une embrouille entre Thierry [ Frémaux, délégué général du Festival de Cannes] et Ted [Sarandos, patron des contenus de Netflix], j’ai rien à voir là- dedans. Tu veux que j’aie des ennuis, c’est ça ? (Il hurle.) « You won’t get me ! You can’t pin it on me, copper ! »

Ça vient d’où, ça ?

James Cagney, Les Anges aux figures sales. Avec Kevin Willmott, le coscénaris­te de BlacKkKlan­sman, on passe nos journées à citer des films de gangsters des années 30- 40. Rue sans issue, L’enfer est à lui… « Top of the world, Ma ! »

C’est la passion pour les vieux films Warner qui vous a réunis ?

La cinéphilie en général. On est tous les deux profs de cinéma, tu sais. J’enseigne depuis des années à la New York University.

Quels films montrez-vous à vos étudiants ?

Oh, ça change tout le temps. Ce semestre, on a regardé Pixote, la loi du plus faible de Hector Babenco, Orfeu Negro de Marcel Camus, Luke la main froide... Un film par semaine. Et on discute.

Juste avant le festival, Thierry Frémaux avait aussi dit :

« Les séries, c’est de l’industrie, et le cinéma, de la poésie »…

(Il se penche vers notre téléphone, qui enregistre la conversati­on.) « Mon bien-aimé Thierry, merci de m’avoir invité à Cannes, mais sache qu’il y a de la poésie dans les séries. Je le dis avec respect et amour. » Je mets les formes, tu vois ! Je ne suis qu’amour. Peace and love !

Y aura-t-il une saison 2 de She’s Gotta Have It ?

J’y travaille en ce moment, oui.

Cette année, on célèbre les 50 ans de 2001, l’odyssée de l’espace...

Kubrick est immense, que dire de plus ? Docteur Folamour, Full Metal Jacket... Spartacus ! J’ai l’affiche à la maison, dédicacée par Kirk Douglas. Il m’a aussi signé celle des Sentiers de la gloire.

Puisqu’on parle hommage, vous avez vu qu’ils ont présenté Driving Miss Daisy [ Miss Daisy et son chauffeur] dans la section Cannes Classics ? Vous ne portez pas ce film dans votre coeur…

Quoi ? Ils montrent Driving Miss Daisy ? Je veux voir le jury qui a pris cette décision !

C’est une nouvelle version… Euh, je veux dire, une nouvelle copie…

Tu m’as fait peur ! Une nouvelle version, t’imagines ? Faudrait qu’il balance Miss Daisy de la voiture, dans celle-là. Ou qu’il mette le moteur en marche et fonce droit vers la falaise. Ce film-là, je veux bien le voir : Driving Miss Daisy off the Cliff !

Un autre film que vous détestez, c’est Autant en emporte le vent. Vous en avez placé un extrait en ouverture de BlacKkKlan­sman...

Oui, parce que c’est une incroyable démonstrat­ion du pouvoir des images. Autant en emporte le vent est l’un des responsabl­es de la persistanc­e de la mentalité raciste en Amérique. Il a romantisé le Sud et l’esclavage. Pire, il a fait perdurer deux idées nocives : l’une selon laquelle les Confédérés n’avaient pas vraiment perdu la guerre, l’autre qui dit que l’esclavage n’avait en fait rien à voir avec la guerre de Sécession.

Quelle est la place du film aujourd’hui en Amérique ? C’est un classique qui continue de passer à la télé, que les gens regardent en famille à Noël ?

Je ne sais pas, mais en tout cas il est toujours dans plein de listes des meilleurs films de tous les temps ! Celle de l’American Film Institute et plein d’autres... Va faire un tour sur Google, tu verras, c’est hallucinan­t.

J’ai été surpris par le ton très relax de BlacKkKlan­sman. Comment avez-vous décidé de traiter cette histoire comme une comédie ?

Arrête, c’est pas une comédie. Il y a de l’humour, OK, mais personne ne glisse sur des

peaux de banane. L’idée, c’était au contraire de raconter cette affaire de façon réaliste et crédible, pour mieux souligner l’absurdité du racisme, l’absurdité de la haine.

On ne rigole plus du tout à la fin, avec ces images des rassemblem­ents racistes de Charlottes­ville. Vous avez décidé de modifier le montage au dernier moment ?

Oui. J’ai demandé à Susan Bro [la mère de Heather Heyer, une contre-manifestan­te antiracist­e tuée à Charlottes­ville] l’autorisati­on de montrer les images de cette voiture en train de foncer sur sa fille. D’une certaine façon, ce sont ces groupuscul­es terroriste­s, David Duke [porteparol­e suprémacis­te et ancien représenta­nt du Ku Klux Klan dans les années 70] et le président des États-Unis qui ont écrit la fin de BlacKkKlan­sman.

J’étais curieux de savoir ce que vous pensez du Detroit de Kathryn Bigelow… Question suivante. Vous ne voulez pas du tout développer ?

Question suivante.

BlacKkKlan­sman est un thriller avec des flics infiltrés, mais c’est aussi un film sur l’histoire de la place des Noirs dans le cinéma américain, de Naissance d’une nation à Shaft en passant par le caméo iconique de Harry Belafonte…

J’ai oublié de citer Harry Belafonte à la conférence de presse après la projection cannoise, je m’en veux tellement ! Cet homme est une légende. Pas seulement en tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’activiste. Il a marché aux côtés de Martin Luther King à l’époque, il se bat toujours aujourd’hui. Il voulait venir à Cannes, mais ses médecins l’ont dissuadé de faire le voyage.

Dans les dernières minutes de BlacKkKlan­sman, il y a ce plan super cool sur les héros, flingues à la main. On a presque envie de les retrouver dans une suite...

(Il se rapproche à nouveau du téléphone.) « Il n’y aura jamais de suite à BlacKkKlan­sman. » Où est-ce que t’as été chercher ça ? Cette idée ne m’a jamais traversé l’esprit. Donc, s’ils le font un jour... ils auront affaire à ma batte de base-ball. Et toi aussi, tiens, vu que c’est ton idée ! Je vais devoir enlever le nom de Wim Wenders de ma batte [Spike Lee en voulait tellement au réalisateu­r allemand de ne pas lui avoir donné la Palme d’or pour Do the Right Thing qu’il avait gravé son nom sur une batte de base-ball] et mettre le tien à la place ! (Rires.) Précise bien que je plaisante, dans ton article, hein !

u« CE SONT LES SUPRÉMACIS­TES QUI ONT ÉCRIT LA FIN

DE BLACKKKLAN­SMAN. » SPIKE LEE

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France