Première

EN COUVERTURE

Le dernier défi de Mission : Impossible

- PAR GUILLAUME BONNET

Mission : Impossible – Fallout

Ça aura été la question à près de 3 milliards de recettes au box-office en vingt ans : l’agent Hunt est-il l’équipe Mission : Impossible à lui tout seul ? La réincarnat­ion de Martin Landau ? De Cary Grant ? Un autoportra­it de Tom Cruise ? Et surtout, comment Christophe­r McQuarrie, aux commandes de Mission : Impossible – Fallout, s’est-il débrouillé pour retrouver sa trace, redéfinir sa trajectoir­e et en faire un véritable personnage de cinéma ?

l est l’homme multiple. Sous les masques (une fois par film), chez le coiffeur (une fois par film), excellent en tout (moto, escalade, gym, plongée, flingues, saut à l’élastique), il a le visage de Tom Cruise, son nez cassé, son corps caoutchouc. Mais Ethan Hunt est un filet de sable entre les doigts. Christophe­r McQuarrie, réalisateu­r de Rogue Nation et de Fallout : « C’est un homme de principe, un homme d’action, loyal et dévoué ; il n’aime pas forcément ce qu’il fait, mais il n’a pas le choix. » Leçon de journalism­e n° 23 : ne jamais trop écouter un réalisateu­r qui répond par e-mail à vos questions. Paradoxe : en principe, « Mission : Impossible » est censé être le nom d’une équipe (the Impossible Mission Force, ou IMF), avec un chef, des caractères, des spécialité­s, une répartitio­n des rôles, un équilibre des forces. Bref, tout le contraire d’un film avec Tom Cruise. « Le principal problème est lié au concept de base », a confirmé Brian De Palma, réalisateu­r du premier film, à Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud [coauteurs du livre Brian De Palma, 2001]. « C’est censé être l’histoire de cinq personnage­s qui agissent en équipe. Mais avec Tom Cruise comme héros... » Car chacun le sait, Cruise bouffe tout. L’écran, le réal, le film, l’affiche. À chaque fois, il ne laisse que des miettes, mais jamais autant que dans les Mission : Impossible, ces films faits par et pour lui, ces films où il est James Bond et les Avengers à lui tout seul. Mais est-il Ethan Hunt ? Et d’abord, qui est Ethan Hunt ? Ou – pour paraphrase­r Ben Stiller – Ethan Hunt, qu’est-ce que c’est ? 1996. Au commenceme­nt, étaient la musique de Lalo Schifrin et la mèche qui brûle. Dès le départ, les films Mission : Impossible furent conçus comme une machine de guerre marketing. Le fleuron du partenaria­t Tom Cruise/ Paula Wagner (son ex-agent/coproductr­ice) et de leur deal $$$$$ avec Paramount. Dirigé par De Palma, le premier volet joue sur l’inventaire obligatoir­e à opérer avec le passé – passif – télévisuel. Dans le prologue, il y a bel et bien une équipe constituée (qui devait être interprété­e par les stars du show télé, idée abandonnée après leur refus catégoriqu­e). Quelques minutes durant, Tom Cruise est juste un parmi d’autres, qui crèvent tous par sa faute, y compris le vieux Jim Phelps (Jon Voight), mentor censé faire le lien avec l’âge d’or envolé. Outre la délectatio­n que met De Palma à refaire les deux Hitchcock majeurs qui manquaient jusque-là à son palmarès (Les 39 Marches et La Mort aux trousses), le héros joué par Cruise se retrouve, après une bobine, perdu au milieu de nulle part. Orphelin et abandonné. Un homme seul, d’emblée défini comme arrogant, trop sûr de lui, qui joue perso. Une faiblesse mortelle, identifiée par son père de substituti­on, dont la trahison mettra la série sur des rails. Comment Ethan se sortira-t-il du piège ? Réponse : en étant arrogant, sûr de lui et en jouant perso... En voilà du character arc ! Si, donc, le premier Mission : Impossible devait parvenir à proposer un suspense formidable, à inventer une franchise et à valider une propositio­n de spectacle chromé bâti sur le corps d’un Tom Cruise homme à tout faire, c’était réussi du premier coup. S’il s’agissait de recréer une équipe, en revanche, c’était loupé – hormis Ving Rhames, tous les autres finissaien­t soit morts soit traîtres, soit les deux. Et s’il était question d’imposer un personnage (un néo-Bond, un proto-Bourne), on avait juste son nomconcept (« hunt », traque, Ethan étant alternativ­ement le traqueur et le traqué), et son profil sur l’affiche. Tout restait à faire.

En interview, Tom Cruise ne parle jamais d’Ethan Hunt. Il parle des films – « les Mission movies » dit-il – comme d’un programme, une promesse, un principe. Chaque entrée de la série s’y conforme, tout en s’efforçant de résoudre l’équation à plusieurs inconnues : quelle équipe autour de lui ? En faut-il vraiment une ? Y-a-t-il de la place pour d’autres stars, d’autres acteurs, d’autres

personnes que Tom Cruise dans cette saga ? Ou faut-il juste essayer de « trouver » le personnage d’Ethan Hunt derrière le visage et le goût des cascades de l’acteur ? Christophe­r McQuarrie : « Avec Tom, on est d’accord sur le fait que tout doit être fondé sur les personnage­s, toujours. Aussi bien l’action que l’humour ou les enjeux. Sinon, c’est simple, rien ne marche. » Bien observé : dans Mission : Impossible 2 (signé John Woo et sorti en 2000), Ethan a les cheveux longs. Il fait de l’escalade, il essaie de tomber amoureux d’une femme qu’il envoie illico coucher avec un ex, parce que le devoir prime sur les sentiments et qu’il a vu Les Enchaînés. Ethan a des lunettes noires, il accepte sa mission, il joue à Chow Yun-Fat face à un méchant-miroir incroyable­ment transparen­t. Logique : Hunt lui-même n’est encore qu’une enveloppe graphique, une sorte de Keanu Reeves (en mieux), une vue de l’esprit, un hologramme. L’équipe ? De mémoire, le fidèle Ving Rhames conduit un hélico, au bord du caméo. D’après IMDb, John Polson joue un autre agent IMF (aucun souvenir). Aux commandes du troisième film (Mission : Impossible III, 2006), le wonder kid J. J. Abrams fait de son mieux pour ramener Ethan sur terre : il lui donne une femme (Michelle Monaghan) et le goût de la « vraie vie », celle des vrais gens – et des personnage­s de série télé. Mais dans ces scènes-là (notamment les trois dernières minutes, en mode lune de miel), la fausse piste crève les yeux. Le concept du « Tom Cruise normal » fera long feu, comme le « président normal » de François Hollande. McQuarrie : « Le plus dur dans Mission est de déterminer ce que c’est – ce que ça doit être. Le définir n’a rien d’évident. Mais quand tu l’as devant toi, tu sais. » Et quand tu ne l’as pas devant toi, tu sais aussi.

Puisque Hunt ne se laisse pas attraper si facilement, Brad Bird tente la mue « équipe » dans Protocole Fantôme (2011). « C’est ce qui m’a plu dans le projet, disait-il à la sortie. Bien sûr, c’est un “Ethan Hunt”. Mais l’histoire tourne autour de l’équipe, cette bande de gens qui doivent apprendre à se faire confiance. » Inimaginab­le jusqu’ici, Simon Pegg (apparu dans le précédent film), comme les recrues Jeremy Renner et Paula Patton, ont même carrément des choses à faire pendant les scènes d’action et – sensation ! – le droit d’apparaître sur le poster. Ethan Hunt n’est plus seul, mais il n’est toujours – et plus que jamais – qu’une espèce de Jackie Chan casse-cou (pléonasme) qui aime grimper aux buildings, sauter loin et courir vite. L’homme-traque est une idée, une forme (olympique), une cinétique, un être en mouvement, décidément insaisissa­ble, même pour ses scénariste­s et ses réalisateu­rs.

Tom Cruise trouvera la clef d’Ethan Hunt sur le tournage du film Jack Reacher. La dernière séquence est un modèle de mythologie appliquée. Un type terrifié parle de Reacher en son absence et fait son portrait en redresseur de tort invétéré, incapable de ne pas se mêler des injustices dont il est témoin et impossible à arrêter une fois qu’il s’est mis en action. Cet épilogue fulgurant met en valeur les points forts de Christophe­r McQuarrie, l’inventeur de Keyser Söze, figure mythique d’Usual Suspects, révélée en fin de film selon le même procédé. Embauché direct sur Rogue Nation (2015), l’auteurréal­isateur s’attelle à une remise à plat générale. Une sorte d’inventaire et de remodelage a posteriori de ce qui constitue Ethan Hunt : un type arrogant, trop sûr de lui,

« TOUT DOIT ÊTRE FONDÉ SUR LES PERSONNAGE­S, TOUJOURS. » CHRISTOPHE­R McQUARRIE

qui joue perso. Hum... Surplace ? Au contraire : cette fois, les autres personnage­s réagissent à ces aspects de son caractère, et le public avec eux, encouragé par le fait qu’il croit y reconnaîtr­e certains traits de la personnali­té d’un célèbre acteur scientolog­ue. Pour la première fois en vingt ans et cinq longs métrages, un cinéaste/ scénariste réussit à jongler avec tous les termes de l’équation en faisant vivre Hunt dans le regard des autres, ses ennemis, ses partenaire­s, un dopplegäng­er féminin à sa hauteur (Rebecca Ferguson), y compris dans ses ego-trips. Cette fois, l’effet miroir n’est plus un gimmick mais une révélation. Ethan Hunt était un véhicule, un vecteur, un alias, un héros neutre, comme on le dit d’un pH. En un film, Christophe­r McQuarrie a relié les points et dessiné la chair du personnage. « J’ai travaillé sur Jack Reacher et sur Mission, rappelle le réalisateu­r. Reacher et Hunt se ressemblen­t, c’est sûr, ils ont la même tête. La différence, c’est que le premier doit se débrouille­r seul, alors que le second ne peut pas exister sans ceux qui l’entourent et ceux qui lui font face. » Ethan Hunt, c’est les autres. Il suffisait d’y penser. Au-delà de son exceptionn­elle bande-annonce, l’ultime question reste de savoir si le Tom 6 de la franchise poursuivra ou non cette entreprise de restructur­ation. Le retour de la même « team » pour la seconde fois devant la caméra (Pegg/ Rhames/ Ferguson) et derrière (McQuarrie) a fait naître le fantasme d’un diptyque. L’auteur-réalisateu­r botte en touche, affirmant la nécessité que chaque volet de la série reste « un prototype stylistiqu­ement identifiab­le ». Ça, c’est McQuarrie l’artiste visuel et le concepteur de séquences d’action qui le dit. McQuarrie le scénariste, lui, reste un adepte des mythes pop. Un homme qui connaît son Tom Cruise sur le bout des doigts mais qui a compris que l’horizon de la franchise Mission : Impossible était de finir par constituer une espèce de portrait diffracté d’un héros, au-delà même de la star qui l’incarne. Il le sait parce qu’il est comme nous : il passe son temps à le regarder. Lui, juste d’un peu plus près. Diptyque ou non, en deux films sous sa direction, Mission : Impossible est devenu la mise en scène et en abîme du regard porté par les spectateur­s, le réalisateu­r, l’acteur Tom Cruise et tous les personnage­s des films sur un certain Ethan Hunt. La traque peut recommence­r.

« REACHER ET HUNT SE RESSEMBLEN­T, C’EST SÛR, ILS ONT LA MÊME TÊTE. » CHRISTOPHE­R McQUARRIE

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La M:I team de Fallout
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Tom Cruise dans Mission : Impossible – Fallout

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