Première

SÉLECTIONS VIDÉO

Et si le sommet de l’oeuvre de Michelange­lo Antonioni n’était pas Blow-Up ou L’Avventura mais Profession : Reporter ? Ça tombe bien, une belle réédition Blu-ray permet de faire le point.

- GAËL GOLHEN

Profession : Reporter ; Runaway Train ; notules DVD

C’est l’histoire d’un reporter lessivé, paumé dans le désert, qui frappe sa Land Rover ensevelie dans le sable et qui, par ennui, échange ses papiers avec un mort. Pour être un peu plus précis, disons que c’est le parcours de David Locke (Jack Nicholson, pré- Chinatown), un journalist­e dépressif qui renonce à son « métier d’images, de paroles et de choses vagues » et prend l’identité d’un autre pour changer de vie. Celui qui n’était que voyeur va devenir le spectateur de ce que pourrait être le monde sans lui. En chemin, il rencontre une jeune femme libre ( Maria Schneider, solaire), se balade à Barcelone et suit son inspiratio­n jusque dans une chambre d’hôtel aux fenêtres à barreaux. Profession : Reporter est un drôle de film sur la désintégra­tion, à la fois réelle et symbolique, d’un individu, une allégorie sur la « disparitio­n du sujet », très à la mode dans les années 70 (un peu moins aujourd’hui), qui interroge les pouvoirs et les limites du cinéma lui-même. Raconté comme ça, le film d'Antonioni pourrait ressembler à du Graham Greene surintelle­ctualisé, du James Hadley Chase corrigé par Michel Butor. C’est un peu ça. Mais pas seulement.

FILM PRÉCURSEUR. Après avoir scruté le malaise de la civilisati­on à travers le couple et s’être noyé dans le regard charbon de Monica Vitti, Antonioni avait largué les amarres. Tournant le dos à l’Italie, il s’était lancé dans d’interminab­les voyages afin d’inventer un nouveau langage et de renouveler son cinéma. Résultat : un nouveau triptyque plus métaphysiq­ue et plus pop qui, dans les 70s, allait marquer la naissance du cinéma moderne. Après le beau Zabriskie Point (sur les révolution­s étudiantes) et le totalement raté Chung Kuo (son documentai­re sur la Chine), Profession : Reporter apparaît comme l’accompliss­ement du cinéaste. Jamais Antonioni n’est allé aussi loin, donnant libre cours à son inspiratio­n d’esthète, à sa folie décorative (la séquence Gaudi), à son art de la musicalité des images et des mouvements. Chaque plan est un piège pour l’oeil. Son cadre est toujours empêché, obstrué par des rideaux, des surcadres ou des barreaux. Boosté par son chef opérateur de génie Luciano Tovoli, le décor désertique ou urbain écrase les personnage­s, les fige en mannequins de cire. C’est cette folie plastique, sa nature gazeuse et élusive, qui fait de ce film un marqueur de la modernité. Mine de rien, Antonioni annonçait une bonne partie du cinéma indépendan­t à venir. On peut y voir entre autres une continuité du trip existentie­l de Monte Hellman (Macadam à deux voies) et un avant-goût des dérives désertique­s de Vincent Gallo (The Brown Bunny), de la métaphysiq­ue sensoriell­e de Michael Mann (c’est Collateral avant l’heure), des recherches de Gus Van Sant (Gerry) ou des voyages de Bruno Dumont (TwentyNine Palms). Sans oublier les grands cinéastes asiatiques comme Wong Kar-Wai qui lui ont tout piqué...

CETTE FOLIE PLASTIQUE, SA NATURE GAZEUSE ET ÉLUSIVE, FAIT DE CE FILM UN MARQUEUR DE MODERNITÉ

MATIÈRE VIVANTE. Bizarremen­t, l’idée du film ne venait pourtant pas d'Antonioni. C’est Carlo Ponti qui avait soumis au cinéaste ce sujet un peu trivial, écrit par le jeune Mark Peploe. Les ficelles du polar étaient énormes, l’histoire dramatique­ment minimalist­e, mais le réalisateu­r savait pouvoir y infuser les deux forces de son cinéma, d’un côté son esthétique choc et sa poésie visuelle, de l’autre son sens du concret et de l’incarnatio­n. « Je voulais faire un film sans aucun raffinemen­t, sans illuminati­on

particuliè­re, expliquera-t-il, mi-provoc, mi-sérieux. Laisser le ton cru et dur du reportage. Ne pas utiliser de filtres ou de matériaux qui puissent rendre l’image trop élégante. Ne pas faire d’images publicitai­res. Partir du réel. » Paradoxal pour le « cinéaste de l’incommunic­abilité et de l’abstractio­n » ? Pas forcément : son cinéma, aussi séminal que mal vu, aura finalement engendré beaucoup de malentendu­s. La beauté de Profession : Reporter réside précisémen­t dans la mise en fusion du monde théorique et de l’existence concrète, de l’abstractio­n pure et de l’univers social et politique. Ici, dans ce « film intimiste d’aventures », comme il le qualifiait, les lieux, autonomes, vivent d’une vie et d’un rythme propres. Les acteurs sont insaisissa­bles. Et Antonioni recueille la qualité concrète de chaque heure, comme le rythme de l’existence intérieure avec ses éclipses, ses resurgisse­ments d’images du passé, le bruissemen­t du vent... C’est de ce travail minutieux sur la matière vivante que naît la pulsation particuliè­re du film, à la fois individuel­le, collective et cosmique. Sa grandeur. Cette belle édition supervisée par Dominique Païni [ancien directeur de la Cinémathèq­ue], tente de donner un peu de consistanc­e à cette nébuleuse. On découvre les origines du projet, le rapport d’Antonioni à son producteur ou à son propre travail (dans un bel autoportra­it vidéo comme dans les interviews d’époque glissées dans le superbe livre qui accompagne cette édition). Mais ce ne sont que des traces, qui laissent surtout voir que Profession : Reporter a enregistré notre point d’interrogat­ion. Et que sa persistanc­e mystérieus­e est son plus beau legs.

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Jack Nicholson
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MICHELANGE­LO ANTONIONI FILMO EXPRESS L'Avventura (1960) LaNuit (1961) Blow-Up (1966)
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 ??  ?? Film ★★★★ • Bonus ★★★★• De Michelange­lo Antonioni • Avec Jack Nicholson, Maria Schneider, Jenny Runacre... • Éditeur Carlotta • Coffret Blu-ray + DVD + livre
Film ★★★★ • Bonus ★★★★• De Michelange­lo Antonioni • Avec Jack Nicholson, Maria Schneider, Jenny Runacre... • Éditeur Carlotta • Coffret Blu-ray + DVD + livre

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