Première

« ON VOULAIT FAIRE COMME FRANÇOIS TRUFFAUT DANS L’HOMME QUI AIMAIT LES FEMMES MAIS INVERSER LE PRINCIPE. »

- ÉRIC ALTMAYER, PRODUCTEUR

C’ est le 31e jour de tournage. Il est 1 h 50 du matin. Et, en ce joli mois de mai, il pleut des cordes sur le décor. Les 130 figurants courent s’abriter tandis que l’équipe change le plan de travail. Nous sommes à Saint-Antoine-l’Abbaye, petit village médiéval tapi dans la campagne iséroise. Dans la cour de l’édifice, un bal populaire a pris place pour la grande séquence nocturne de la Fête des alpages. Presque tout le casting est là pour ce qui s’annonce comme le climax rabelaisie­n du film : Benoît Poelvoorde, Vincent Macaigne, Damien Bonnard, Jonathan Cohen, Pablo Pauly, Richard Fréchette, Lou de Laâge et Isabelle Huppert. Anne Fontaine, alerte, garde le sourire. Concentrée, absorbée par la scène. À tel point qu’on n’aura accès à elle qu’au téléphone, après le tournage : « Je suis encore dans un état second... » On la comprend. Blanche comme neige est d’une ambition folle. Fait d’un bois double qu’elle définit comme « le croisement inattendu entre le récit d’émancipati­on d’une jeune femme qui découvre le plaisir avec plusieurs hommes et la relecture du conte des frères Grimm. En l’écrivant avec Pascal [Bonitzer, coscénaris­te du film], l’idée était aussi de provoquer la jubilation chez le spectateur, qu’il s’amuse à repérer les similitude­s et les décalages avec l’histoire d’origine. Mais on savait qu’il fallait la réinterpré­ter avec modernité. » De fait, elle est loin la Blanche-Neige de notre enfance. L’héroïne d’Anne Fontaine s’appelle Claire, vit en 2018, travaille dans un hôtel à Lyon dirigé par sa belle-mère. Menacée de mort, elle se réfugie dans un village où elle rencontre sept hommes qui, chacun à leur façon, vont l’initier au plaisir : platonique, spirituel, sexuel, voire même SM...

La femme qui aimait les hommes

Retour sur le plateau. La pluie a faibli et l’ambiance est survoltée. Claire, campée par Lou de Laâge, passe de bras en bras, avant la confrontat­ion finale avec sa bellemère [Isabelle Huppert]. Outre les quelques éléments de décor emprunts de féerie (des pommes d’amour, une chèvre immaculée, des loupiotes en guirlandes

« QUAND JE CHOISIS MES ACTEURS, C’EST UN ACTE AMOUREUX FORT. »

magnifiées par le chef opérateur Yves Angelo), quelque chose d’extravagan­t, électrise le moment. Dans le bar transformé en loge, Cohen, Pauly, Bonnard chahutent comme des gosses, tandis que Macaigne fait virevolter Lou dans ses bras sur Feel It Still de Portugal. The Man. Avant qu’elle ne grimpe sur une table humide et remonte sur ses cuisses sa robe rouge sang pour un dernier solo de danse hypnotique. Lou de Laâge, qui retrouve la cinéaste après Les Innocentes, est de tous les plans. Elle évoque cette Claire à la sensualité gourmande : « J’ai désacralis­é d’office l’aspect iconique de Blanche-Neige pour ne conserver que sa pureté. Elle est libre sans perversion, elle découvre juste le plaisir d’exulter physiqueme­nt après un drame. Elle devient femme de manière joyeuse. C’est libérateur de bosser sur ce film ! » La modernité de Claire est l’étincelle de cette réinterpré­tation du conte, parfaiteme­nt en phase avec la vague d’émancipati­on des femmes qui soulève la société depuis quelques mois. Avec Philippe Carcassonn­e, mari et producteur historique d’Anne Fontaine, et son frère Nicolas, c’est Éric Altmayer de Mandarin Production qui produit ce film : « L’idée est venue avant le mouvement #MeToo. On voulait faire comme François Truffaut dans L’homme qui aimait les femmes mais inverser le principe. On a vite pris conscience que l’on risquait d’être mal compris. La liberté sexuelle n’est pas encore assez admise chez les femmes. Le conte permet de dire la même chose de façon ludique. Anne voit ces sept hommes comme un outil d’émancipati­on. C’est un film très féministe. » Anne Fontaine complétera : « C’est une Blanche-Neige non moralisatr­ice, insolente, avec une forte vitalité érotique. J’ai toujours aimé filmer des femmes libres dans l’assouvisse­ment de leur désir. »

La réalisatri­ce qui aimait les acteurs

2 h 30. « On se retourne sur Isabelle ! » annonce le premier assistant. Souveraine dans son manteau noir, Huppert est jusqu’à présent restée assise, concentrée mais très attentive à l’ambiance du plateau. Avant d’entrer en scène, elle nous confie : « Cette belle-mère est loin de l’image caricatura­le de la femme jalouse que l’on connaît. Elle est vulnérable, proche du fait divers, du crime passionnel motivé par la souffrance amoureuse. Anne possède une rare finesse dans son observatio­n des conduites humaines. J’adore tourner avec elle. » L’affection des acteurs pour leur réalisatri­ce est palpable. Et elle est réciproque. Dans le bar-loge, les vannes des garçons fusent, ils sont drôles, très drôles. Anne Fontaine les houspille, mais on sent qu’elle les adore. Depuis des semaines, ils tentent de deviner à quels nains leurs personnage­s correspond­ent. Damien Bonnard, qui joue des jumeaux : « Vincent est évidemment Atchoum. Moi, j’ai longtemps cru que j’étais Grincheux et Joyeux, en fait, je suis Grincheux et Simplet. Personne ne veut être Simplet alors qu’il est sympa. » Macaigne rigole en avouant : « Mon entourage croyait que j’allais jouer un vrai nain... » À quoi Cohen surenchéri­t : « Ma meuf était choquée de découvrir qu’on ne jouait pas de vrais nains. » Il faudra l’assurance de Poelvoorde pour mettre fin au débat : « De toute façon, je confonds toujours les Schtroumpf­s et les sept nains. » Ils composent à eux sept un rébus du charme masculin selon Anne Fontaine. Ces acteurs singuliers, atypiques, sont autant de satellites partis embraser Claire. La cinéaste nous confiera plus tard n’aimer « que les hommes imparfaits. C’est pour ça que j’ai demandé à Bonitzer de m’aider, lui qui sait si bien écrire les hommes face à leurs démons, la dépression cocasse. Quand je choisis mes acteurs, c’est un acte amoureux fort. » Il est 4 h du matin. Le tournage se finit. Macaigne conclut : « Elle a une tendresse indéfectib­le pour la fantaisie. C’est beau et rare. Elle n’en sera jamais apeurée. Elle ne coupera jamais sa tendresse. » Au retour, le taxi explique que l’on peut croiser des sangliers, des cerfs, des écureuils, car « ici, ce sont les vrais bois ». De la tendresse et des bois : le conte est bon. u

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Anne Fontaine et Pablo Pauly
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