Première

PIERRE SALVADORI

Avec En liberté !, Pierre Salvadori continue son petit bonhomme de chemin, toujours à la lisière de la comédie grand public et du film d’auteur sophistiqu­é. Comment ce dingue de Lubitsch et de Rappeneau a-t-il réussi à trouver sa place dans le paysage de

- PAR FRANÇOIS GRELET

PREMIÈRE : Votre nouveau film,

En liberté !, est sans doute le plus fun, le plus ludique que vous ayez fait. Vous, le spécialist­e français des comédies sophistiqu­ées, avez-vous l’impression de faire du cinéma populaire ?

PIERRE SALVADORI :

Je conçois ma mise en scène en pensant uniquement aux spectateur­s, à leurs attentes, à la manière dont je peux les surprendre, etc. L’idée du public est omniprésen­te dans tout le processus de création. Cependant, j’ai beau penser aux spectateur­s, je ne pense jamais aux entrées. Du coup, est-ce que je fais vraiment du cinéma populaire ? Bonne question... Je ne crois pas.

C’est un genre, selon vous, le cinéma populaire ?

C’est bien possible, oui.

Et vous le définiriez comment, alors ?

Il faut que je réfléchiss­e un peu là... Disons qu’un film populaire c’est un objet conçu autour d’une star pour rassembler un maximum de gens. Donc oui c’est un genre, avec des codes assez précis, et un auteur pourrait presque se frotter à cette notion en essayant de la sublimer. D’ailleurs, ça a peut-être déjà été fait. En tout cas pour moi, le prototype du genre populaire, ce sont les films de Belmondo dans les années 70-80.

Le critère numéro un pour vous, ce serait donc la star ?

C’est plus que ça, c’est la star dans son rôle de star. En gros : Belmondo dans Peur sur la ville [Henri Verneuil], pas Belmondo dans Stavisky [Alain Resnais], c’est-à-dire le rôle dans lequel il est circonscri­t, celui qui lui colle aux basques. Gérard Oury a un jour pris conscience qu’il devait mettre sa mise en scène au service de Louis de Funès, ce qui a rendu tous leurs projets cohérents. De Funès est devenu le film et le talent d’Oury a été de s’effacer. Ils ont trouvé ensemble une formule populaire. Récemment, le projet Knock, avec Omar Sy, rentrait pile dans cette catégorie du genre « populaire » : un film venu du répertoire, qui attire les écoles comme les gens âgés, avec une star qui vient faire ce qu’on attend d’elle. Ça rentre parfaiteme­nt dans les clous.

Et pourtant, le film n’a pas marché…

Oui, ça ne veut pas dire que c’est une science exacte, heureuseme­nt d’ailleurs, mais tout est conçu pour. Il y a des films dont la popularité est un accident et d’autres dont c’est le but premier – ce qui ne rend pas le genre très noble à mes yeux.

La seule fois de votre carrière où vous avez vraiment capitalisé sur la « valeur » star, c’était pour

Hors de prix, qui est d’ailleurs votre plus gros succès…

Oui, Audrey [Tautou] et Gad [Elmaleh] étaient alors au sommet de leur popularité, mais je n’ai jamais tenté de mon côté d’entrer dans un modèle préconçu de cinéma, j’essayais au contraire de tout détourner. C’est une comédie sur la prostituti­on avec un récit assez elliptique et une mise en scène un peu lente, bref, ça ne ressemble pas vraiment au tout-venant. Malgré tout, c’est aussi une histoire d’amour qui se déroule dans de jolis palaces, donc ça essaie de séduire. J’ai choisi de travailler un genre, la comédie, qui tend d’emblée vers le public. Cela prouve que je veux lui plaire, mais je n’ai pas l’obsession du gros succès qui viendrait tout d’un coup valider mon travail, mon goût et ma sensibilit­é. Je suis en revanche obsédé par l’idée de faire des films cohérents par rapport à leur sujet, leur budget et leur potentiel en salles.

Vous pouvez m’expliquer plus précisémen­t cette recherche de « cohérence » ?

C’est très simple : quand j’ai fait De vrais mensonges, je sortais du succès de Hors de prix, et on m’a donné trop d’argent pour faire le film. Or le sujet impliquait une mise en scène à l’économie. Ça a abîmé tout le projet. C’était un film avec très peu de décors et le tourner avec moins de moyens lui aurait donné un côté plus théâtral, plus littéraire, qui lui aurait mieux collé. En l’état, il est déséquilib­ré du point de vue de la mise en scène.

Vos préoccupat­ions formelles sont un frein vers le genre « populaire », non ?

Je crois bien, oui, au point de créer parfois des malentendu­s avec les gens qui financent mes films. Je ne veux pas avoir l’air de snober le genre : quand Chabat fait son Astérix, il y a une réflexion très intéressan­te autour de Goscinny. C’est quoi l’humour de Goscinny ? Comment le remettre au goût du jour ? Comment reformuler son sens très particulie­r de la narration en langage cinéma ? C’est fou de retrouver ce genre de prouesses dans un film conçu pour toucher le plus large public. D’ailleurs, après, ils ont fabriqué cette espèce d’euro-pudding, Astérix aux Jeux olympiques, où le cynisme déborde de toutes parts. On ne mesure pas à quel point la démarche de Chabat était courageuse. Et payante, puisqu’aujourd’hui c’est le volet le plus aimé de la saga, celui qui s’installe durablemen­t dans le temps. Mais c’est rare dans l’histoire du cinéma français, presque une anomalie.

Le sommet des trente dernières années de ce point de vue là, c’est le Cyrano de Rappeneau, une pièce du répertoire, un film construit autour d’une superstar...

(Il coupe.) Ah non, attention, c’est le film où Depardieu devient une superstar, nuance. Je ne suis pas sûr que Cyrano de Bergerac soit conçu à l’origine comme un film populaire – même s’il est très cher à fabriquer. Pour une raison simple : Rappeneau a décidé de garder les vers du texte original. Grâce à ce choix, ça devient un authentiqu­e pari de cinéma, un prototype, un film de pure mise en scène, presque un caprice d’artiste. Vous imaginez ? Ramener cinq millions de personnes en salles pour voir ce film de superstyli­ste avec ce texte incroyable ? C’est inouï. Mais Rappeneau ne subvertit pas le genre « populaire » dans ce cas précis, il ne fait rien d’autre qu’un film d’auteur qui cartonne. Alors que Chabat, lui, a en quelque sorte détourné une commande en y posant sa patte. C’est différent.

Dans le précédent numéro de Première, Jean Dujardin vous faisait des appels du pied. Ça vous amuserait de détourner une commande avec une star comme lui à vos côtés ?

Pour que ça me convienne, il faudrait qu’il y ait un jeu autour, qu’on puisse pervertir le truc. C’est difficile à expliquer, mais il faudrait que ça gratte un peu quelque part. Je ne pourrais pas tourner tel quel le script de La Famille Bélier, même si c’est très efficace dans son genre.

En même temps, Dujardin, il est plus OSS que La Famille Bélier…

Les OSS, à votre avis, ce sont des films d’auteur ou des films qui appartienn­ent au genre populaire ?

« LE PROTOTYPE DU GENRE POPULAIRE, CE SONT LES FILMS DE BELMONDO DANS LES ANNÉES 70-80. » PIERRE SALVADORI

La patte de Hazanavici­us est partout, essentiell­e dans la réussite comique du film. En même temps, je crois qu’à l’origine, il s’agit d’une commande...

Je n’arrive pas à savoir non plus. On peut se dire : ils ont remis au goût du jour un personnage très populaire de notre littératur­e pulp et ont bâti le film autour du charisme et de la notoriété de Jean Dujardin. OK. Mais je me demande aussi si l’esthétique très précise, très sophistiqu­ée de Michel Hazanavici­us n’est pas l’étincelle et la clé de voûte du projet. Du coup, est-ce que ça peut vraiment devenir une franchise qui passe d’un réalisateu­r à l’autre ?

C’est ce qu’ils comptent faire visiblemen­t, puisque Hazanavici­us ne fera pas le troisième volet.

Oui, il paraît...

Il y a cinq rôles importants dans

En liberté ! et vous avez choisi de n’en confier aucun à une star comique de premier plan. Je veux bien croire que toutes aient refusé, mais je me demande surtout si ce n’est pas une forme d’orgueil de votre part, comme si les vedettes vous embarrassa­ient.

(Rires.) Ce n’est pas de l’orgueil. Juré. J’ai toujours pensé que les vedettes amènent dans leurs bagages un univers comique très fort qui viendrait parasiter mon film. Je n’en veux pas. Bon, OK ça ressemble à de l’orgueil dit comme ça... Tout dépend de la manière dont vous construise­z votre projet : à l’époque de Hors de prix, j’ai fait appel à des stars parce que la dimension glamour était au coeur du look du film. Le film marchait si j’avais deux stars. Dans En liberté !, ce n’est pas le cas. J’ai eu beaucoup de pression de la part des chaînes de télé pour qu’il y ait de plus gros noms au casting, mais je n’ai pas cédé. J’étais sûr de mes acteurs. Ils offrent au film sa cohérence, vraiment. Un casting doit promettre des choses et dans le cas d’En liberté ! il informe sur la nature du projet. Il est un peu iconoclast­e, hétérogène. C’est important de ne pas trahir les spectateur­s là-dessus et de les laisser s’approprier votre film.

On parlait de Dujardin : je trouve qu’il est le symbole de la manière dont le cinéma populaire français transforme tout ce qu’il trouve en comédie. Il a évidemment toutes les qualités pour être un superhéros d’action mais c’est avant tout un acteur comique.

Pour l’instant. Il a fait beaucoup de « à la manière de » et c’est comme si on ne l’avait encore jamais vu, lui. Il a un truc à la Cary Grant, c’est un distrait très premier degré. Vous dites que l’industrie l’a contraint en quelque sorte à devenir une star comique mais il a fait des polars, non ?

Oui, mais personne ne les a vus.

Peut-être parce que l’industrie manque de bons metteurs en scène de polars. C’est vrai que la comédie règne sur le cinéma populaire en France, qu’elle avale tout sur son passage, mais il faut des metteurs en scène si on souhaite que ça change.

Les droits de la plupart de vos films ont été achetés à l’étranger pour en faire des remakes.

Ce qui prouve qu’ils ont une forme d’efficacité et d’universali­té, donc un ADN vraiment populaire.

Mes films ont surtout fait l’objet de remakes en Inde et sont devenus des comédies musicales bollywood ! J’ai horreur du vide et je mets de la péripétie partout dans mes scripts ce qui, je crois, séduit beaucoup l’industrie du cinéma indienne qui est sensible, elle aussi, au « trop-plein ».

Il n’y a pas que Bollywood qui a acheté les droits de vos films…

Oui, les droits de Hors de Prix ont été rachetés plusieurs fois par Hollywood.

« LA COMÉDIE RÈGNE SUR LE CINÉMA POPULAIRE EN FRANCE, ELLE AVALE TOUT SUR SON PASSAGE. » PIERRE SALVADORI

À une époque, c’était même Joel Silver [le producteur de Piège de cristal et Matrix] qui les possédait ! Il était très enthousias­te au début, mais il s’est rendu compte qu’il n’arrivait pas à l’adapter. Susan Downey, la femme de Robert Downey Jr., était chargée de développer le projet, mais ça coinçait de tous les côtés : il fallait que le personnage de Gad ait fait des études, que celui d’Audrey ne soit pas vraiment une prostituée, bref, petit à petit, ils évident le projet de toute substance, puis réalisent que ça n’a plus aucun intérêt de le faire, et ne savent même plus pourquoi ils aimaient le film original. (Rires.) Donc, au fond, je ne crois pas que mes sujets aient un ADN si universel et si populaire que ça. Il y a toujours un petit truc qui vient gripper la machine.

Les Apprentis est votre film le plus « installé » dans l’imaginaire collectif. Ce n’est pas votre plus gros succès, ni votre plus gros casting, mais c’est peut-être le plus de tous vos films et c’est devenu le plus populaire.

feel-good Oui, c’est un drôle de truc quand les gens viennent vous remercier pour un film. C’est gratifiant, incroyable­ment agréable et ça dépasse le rationnel. Ils vous disent : « Ça m’a fait du bien, ça m’a aidé », comme si vous aviez un pouvoir que vous ignoriez. C’est dur d’en parler... Et puis, ce n’est que Les Apprentis. Qu’est-ce que ça doit être pour les gens qui ont fait Les Bronzés ou Le Père Noël est une ordure ? Qu’est-ce que ça doit être pour les footballeu­rs qui ont gagné la Coupe du monde ?

Justement, on sait que chaque footballeu­r ne rêve que d’une chose : gagner la Coupe du monde. Est-ce que chaque réalisateu­r de comédie ne rêve pas d’un énorme carton à 5 millions d’entrées ?

Bien sûr qu’il faut rêver de gagner notre Coupe du monde. Mais avec du style. Régulièrem­ent je me dis : « Mince, t’aurais pas envie de faire un grand film populaire, un film que tout le monde a vu ? » Et puis je m’aperçois que non, que je veux juste faire mon truc dans mon coin. Pas parce que je suis un autarcique mais parce que je crois que je me ferais dévorer si je me mettais au service d’un projet. Peut-être que je gagnerais la Coupe du monde mais sans vibrer. Ça serait l’angoisse, non ? Il y a des réalisateu­rs qui y arrivent très bien, je ne sais pas comment ils font. Les Spider-Man de Sam Raimi de ce point de vue là, je n’en reviens toujours pas : c’est beau, c’est émouvant, rassembleu­r et conforme au cahier des charges. Et puis, tout à coup, Sam Raimi s’en va, et les mêmes producteur­s confient le même projet populaire à un autre metteur en scène et c’est épouvantab­lement nul. Moi j’adorerais faire les Spider-Man de Sam Raimi, trouvez-moi le bon producteur et on s’y colle !

EN LIBERTÉ

De Pierre Salvadori • Avec Adèle Haenel, Pio Marmaï, Audrey Tautou... • Durée 1 h 47 • Sortie 31 octobre • Critique page 98

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