SILVIO ET LES AUTRES
Après son Young Pope, Paolo Sorrentino s’attaque au Caïman et fait le portrait de Silvio Berlusconi en homme seul, dans un film mélancolique et vénéneux, baroque et fascinant. Gros gros choc.
Commençons par là : Silvio et les autres est l’anti- Caïman. En 2006, alors que le Cavaliere était politiquement ruiné, Nanni Moretti dépouillait le bouffon de sa faconde, de son cabotinage, et dénonçait la froide mécanique de sa tyrannie. Dans une stylisation orwellienne (sobre, clinique, en colère), la dernière partie de son film, carnage total, faisait littéralement froid dans le dos. Douze ans plus tard, Sorrentino s’empare de « tête d’asphalte » au moment même où le pays sombre dans un populisme rance rappelant le pire de ses années de pouvoir. Mais l’ambition du cinéaste n’est pas la même. L’idée n’est pas de dépouiller le prince de ses attributs ni de s’interroger sur la régulière production de toxines fascistes par le peuple italien. Comme le dit le titre français, Sorrentino préfère s’attaquer au portrait d’un homme haï et redouté de tous à travers son regard et celui des autres. Une oeuvre fractale, un puzzle mental, qui passe notamment par la vision d’un petit proxénète remontant les arcanes du pouvoir (extraordinaire Riccardo Scamarcio), d’une femme qui l’a aimé mais se sait délaissée, d’un consigliere muet et plus que flippant ainsi que de tous ses courtisans venimeux. Tous les marqueurs du cinéma « sorrentinien » sont bien là (rutilance stylistique, séquences musicales démentes, luxe aussi vide que voluptueux, Toni Servillo majestueux), mais la focale a changé. Si Sorrentino, jusqu’à The Young Pope, tissait des introspections mélancoliques, son Silvio est d’abord un dédale de digressions et de vignettes fulgurantes qui passent d’un point de vue à l’autre, organisant un immense canevas pointilliste, une charade sensorielle traversée de moments de solitude dandy et d’interrogations nostalgiques. On passe de bacchanales tristes à des promenades nocturnes, de conférences de presse surchauffées à des tractations politiques dans des villas pour découvrir par bribes, progressivement, les travers, les névroses, la tristesse et les folies de ce petit homme.
TOUR D’IVOIRE. Plus que l’homme ou le politique, ce qui intéresse Sorrentino, c’est ce qu’il représente : Berlusconi est l’incarnation totale de l’Italie monstrueuse que le cinéaste chronique depuis ses débuts. Naturellement, Silvio synthétise donc tout son cinéma pour le porter à incandescence : la laideur morale de L’Ami de la famille, le dandysme de La Grande Bellezza, la cruauté politique d’Il Divo et les symboles de The Young Pope. Jusqu’à reprendre le thème, shakespearien, de son oeuvre entière : l’enfermement dans des tours d’ivoire que l’on construit soi-même et d’où l’on contemple, stupéfait, tout ce qu’on a laissé à l’extérieur. Le monde réel comme ses illusions. Le Berlusconi de Sorrentino rappelle Jep Gambardella (protagoniste de La Grande Bellezza) ou Lenny Belardo (le pape Pie XIII de The Young Pope), ces types qui évoluent dans des cloîtres gigantesques (Rome, le Vatican), peuplés de vieillards souffreteux, de femmes sublimes et d’inconnus inaccessibles. Mais il en serait le cousin abâtardi, qui ne parvient jamais à sa rédemption.
REQUIEM. Et la politique dans tout ça ? D’abord, il y a des moments où le cinéaste pose sa morale de manière affirmée (extraordinaire scène d’appel téléphonique qui dit clairement que Silvio B. ne fut jamais rien d’autre qu’un « vendeur »). Ensuite, il ne faudrait pas oublier que si Sorrentino s’est imposé comme le plus récent rejeton de Fellini, c’est aussi l’héritier d’Elio Petri dont il a gardé cette manière d’imaginer que le lien entre politique et cinéma reste d’abord la modernité. Et Silvio et les autres est bien un morceau de cinéma ultramoderne. Mais il y a surtout ce plan final (dont on préfère laisser la surprise), incroyable requiem, où Sorrentino regarde l’Italie et ses victimes dans les yeux. Rien que pour cette scène-là, Silvio est peut-être l’un des plus beaux et des plus déchirants films du cinéaste.