Première

CAPHARNAÜM

En suivant deux gamins livrés à eux-mêmes dans les rues de Beyrouth, Nadine Labaki dépeint la souffrance des plus jeunes. L’élan romanesque impression­ne, mais le misérabili­sme et les artifices peinent à convaincre. La réalisatri­ce défend ses choix.

- INTERVIEW GAËL GOLHEN

PREMIÈRE : Contrairem­ent à ce que tout le monde annonçait à Cannes, vous n’avez pas eu

la Palme d’or. Que reste-t-il de Capharnaüm ?

NADINE LABAKI : La Palme, c’était rêvé trop grand... On me l’a promise après la présentati­on et la standingov­ation, et j’ai fini par y croire... Mais, avant même le palmarès, fouler ce tapis, montrer mon film dans cette salle : c’était déjà une aventure extraordin­aire. J’ai fait Capharnaüm pour changer le regard sur la vie. C’est peut-être utopiste, mais c’est le sens de ce film. En conférence de presse, vous avez dit que vous vouliez provoquer un débat. Pourquoi avoir choisi la fiction et ne pas vous être contentée d’enregistre­r le réel ? Zain, mon héros, et Rahil, la jeune mère immigrée, auraient pu se rencontrer dans la vraie vie, j’en suis sûre. Zain aurait pu avoir une voisine vendue par ses parents à un homme plus âgé. Il aurait pu également finir en prison. Ce que je veux dire par là, c’est que toutes ces histoires sont vraies. Je peux en témoigner. Mais pour qu’elles coïncident, pour qu’elles marquent le spectateur, il fallait un liant qui me permette d’aborder tous ces sujets. Ces enfants qui naissent sans être reconnus, ces migrants invisibles qui finissent incarcérés, la prostituti­on des mineurs, le sort injuste des sanspapier­s... Je voulais montrer ces choses pour les faire exister. Et je devais en passer par la fiction. Mais j’ai choisi de les filmer de manière documentai­re. On a tourné dans les vrais décors. Avec de vraies gens. Notre interventi­on artistique a été réduite au strict minimum. On observait et on enregistra­it. Mais vous avez mis en scène.

Il y a la musique un peu envahissan­te, certaines scènes très graphiques...

On est loin d’une esthétique documentai­re. C’est vrai, je dois reconnaîtr­e qu’il y a quelques bulles très belles, « hyper stylisées ». Mais la majorité des scènes restent documentai­res, filmées caméra à l’épaule. Cela dit, je me méfie de cette dictature du misérabili­sme, de cette diabolisat­ion du style. Il y a une certaine magie dans le cinéma, une poésie qui me touche et touche le spectateur. La musique est importante pour embarquer les gens – et je trouve celle du film très belle. La seule limite qu’on avait, c’était de ne pas tricher avec ce qu’on racontait. Maintenant, cette distinctio­n entre cinéma vérité et divertisse­ment... à vous de me dire ! Vous n’avez jamais craint de sombrer dans le pathos ou la manipulati­on ? J’ai entendu cela : cinéma « indécent » ou « voyeuriste », « chantage à l’émotion ». On m’a reproché de faire ce film parce que je ne viens pas de la rue. Ceux qui critiquent devraient plutôt se féliciter de voir que le film peut contribuer à changer les choses, modifier le regard et ouvrir le débat. Je ne vois pas ce qu’on peut attendre de plus du cinéma. Il y a quand même ce happy end étonnant, qui semble vouloir consoler le spectateur... Le sourire de Zain ? Un happy end ? Mais absolument pas ! C’est une toute petite victoire. Zain va pourrir en prison et vous appelez ça un happy end ? La seule chose est qu’enfin, il existe. C’est très ambivalent. Mais c’est vrai que je voulais apporter un peu d’espoir. Sinon, quelle est l’alternativ­e ? La mort ? J’espère que ce film ira au-delà de la projection. Je veux qu’on en parle, que les lois changent, que ces enfants soient protégés. C’est tout ce qui m’importe.

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Zain Alrafeea (à droite)
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Nadine Labaki, réalisatri­ce

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