Première

Bad Lieutenant d’Abel Ferrara

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS LÉGER ILLUSTRATI­ON GABRIEL DE LAUBIER

PAR ABEL FERRARA. Le cinéaste revient pour nous, avec son franc-parler légendaire, sur la scène de Bad Lieutenant, où Harvey Keitel joue un flic ripou et camé qui force deux jeunes femmes à le regarder se masturber.

La baby-sitter

« Harvey connaissai­t l’une des deux actrices, je crois que c’était la baby-sitter de sa fille. Je lui ai demandé : “T’es sûr que tu veux tourner cette scène avec elle ?” Ça n’avait pas l’air de lui poser de problème… Les gamines n’étaient pas du tout des profession­nelles, mais elles ont assuré, d’autant que la plupart des dialogues ont été improvisés. La coscénaris­te, Zoë Lund, qui joue aussi la femme avec qui Harvey se drogue, était avec nous ce soir-là. Par contre, il ne fallait pas compter sur elle le matin. (Rires.)

Elle encouragea­it les actrices, elle les mettait à l’aise. »

Neuf minutes

« L’accueil du public a été très varié. Ça reste une scène infâme, alors forcément, elle peut provoquer un rejet. Au début, les gens trouvaient surtout que c’était long. Neuf minutes ! On a shooté la bobine entière. À l’époque, c’était courant, on ne tournait pas encore avec des caméras vidéo. Mais ça marche justement parce que ça dure. Le but n’était pas d’allonger la scène pour la rendre plus dérangeant­e, c’est juste que je voulais du temps réel. Des gens réels, du temps réel. Quand j’y repense, c’est quand même une bonne scène. »

Deux prises

« Quand j’ai dit : “On la refait”, la réponse de Harvey a été : “Pourquoi ?” Pourquoi ! Parce qu’on est là, qu’on avait prévu que ça prendrait toute la nuit et que tu viens de faire toute la scène en dix minutes ! Harvey a finalement consenti à rejouer parce qu’il était dégoûté que Victor Argo, qui incarne un flic dans le film et qu’il aimait beaucoup, n’ait pas vu la première prise – il était arrivé en retard. Le montage final est constitué de ces deux prises. Comme disait Kurosawa : “Si tu penses que tu as ce qu’il te faut, continue de tourner.” C’est mon mantra. »

En plein Manhattan

« On a pas mal galéré, mais on a fini par trouver un coin dans le Meatpackin­g district de New York, l’ancien quartier des abattoirs. C’était avant la putain de gentrifica­tion de Manhattan. Le tournage a duré dix-huit jours et cette scène a été mise en boîte le premier vendredi. Je m’en souviens parce qu’on s’était dit qu’on voulait filmer les scènes marrantes assez tôt. (Rires.) Oui, c’était censé être une scène marrante… On avait un humour bizarre. Harvey a rendu ça glauque, avec lui, ça peut partir dans tous les sens. »

Tourner vite

« Avec mon chef opérateur, Ken Kelsch, on improvisai­t sur le terrain. C’était un vendredi soir, on essayait de trouver un endroit où filmer, il commençait à pleuvoir, ça s’arrêtait... La flotte était un putain de problème d’ailleurs. Mais on ne s’est pas pris la tête, j’ai juste dit de mettre la caméra sur les acteurs et de les laisser travailler. Je voulais leur laisser de la liberté, voir ce qui allait se passer. On aime tourner vite et simple avec Ken, ça nous fait chier de tortiller du cul. »

Vu de loin

« C’était un film à tout petit budget. Il n’y avait pas de combo, je n’avais pas de retour direct de ce qu’on filmait. En plus, je ne pouvais pas m’approcher trop près de Harvey et des filles, parce qu’avec les deux angles de prise de vue, on m’aurait aperçu dans le reflet de la voiture. En fait, je n’ai pas vraiment vu ce qui se passait ! (Rires.) Mais de loin, ça me semblait pas mal… Je ne me suis pas trompé, non ? »

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