Première

Le Grand Bal de Laetitia Carton

- PAR MICHAËL PATIN

Le Grand Bal, tourné à Gennetines, dans l’Allier, où se retrouvent chaque année les fondus de danses traditionn­elles à l’occasion du Grand Bal de l’Europe, pose un regard inédit sur les corps en mouvement et tire des métaphores universell­es de cet entre-soi éphémère. Comment redonner souffle et vie au « cinéma du réel » ? Réponse en six leçons avec la cinéaste Laetitia Carton.

Vivre pour filmer (et non l’inverse)

L’objectivit­é ne fait pas vraiment partie du vocabulair­e de Laetitia Carton. Qu’elle redonne la parole aux sourds en souvenir d’un ami parti trop tôt (J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd, 2014) ou dresse un portrait fasciné de l’auteur de bande dessinée Edmond Baudoin (Edmond, un portrait de Baudoin, 2014), c’est toujours par besoin de formuler une vérité intime, irréductib­le. « Je ne me demande jamais de quel sujet je pourrais parler. Quand je vis quelque chose de fort, qui prend de la place dans ma vie, je suis incapable de le garder pour moi. L’élan initial est toujours un élan de partage. Je ne conçois pas le cinéma autrement. » Cette impulsivit­é créative irrigue aussi Le Grand Bal : baignant dans les danses traditionn­elles depuis l’enfance, amoureuse assidue des pistes de danse, la cinéaste est passée à l’acte. « Mon rêve, c’est que les gens retournent au bal tous les week-ends. Pas par nostalgie du passé, mais parce que nous avons grand besoin d’un renouveau rituel. » Sa conviction n’avait jamais été aussi contagieus­e.

Associer les acteurs à la mise en scène

Le Grand Bal regorge de séquences dingues où les danseurs se mettent à nu comme si la caméra était invisible. Une « auto-mise en scène » que Laetitia Carton considère comme « un immense cadeau », rendue possible par un simple travail de mise en condition. « Tous les festivalie­rs ont reçu une lettre dans laquelle j’expliquais ma démarche. C’était

un texte assez poétique, déjà proche de ma voix off, et je pense que ça les a touchés. Ils ont compris qu’il s’agissait de la vision subjective d’une passionnée et non d’un reportage de France 3. En arrivant sur place, on a repéré ceux qui ne voulaient pas être filmés – ils n’étaient qu’une dizaine sur 2 000. Quand on apercevait une discussion intéressan­te, on s’approchait un peu, et il y avait un accord tacite qui se nouait par le regard : soit les gens nous faisaient comprendre que c’était privé, soit ils s’écartaient pour nous faire de la place. On n’a jamais eu besoin de provoquer les situations. » Instants d’abandon dans la danse ou paroles échangées au hasard, la réalisatri­ce prouve que la transparen­ce est le meilleur moyen de saisir l’insaisissa­ble.

Laisser le bon angle s’imposer

« C’est vraiment difficile de filmer la danse si tu n’es pas danseur toi-même... » Riche de son initiation, Laetitia Carton avait initialeme­nt prévu d’opérer seule la caméra. « Le problème est que je ne tiens plus très longtemps avec une caméra à l’épaule. Entre les harnais et les gros objectifs, je suis totalement claquée au bout de 45 minutes. Je me suis demandé si j’allais pouvoir transmettr­e ma vision des danses à d’autres chefs opérateurs. » Ils sont finalement quatre au générique, pourtant, les coutures sont presque invisibles. Mieux : la variété des approches relance sans cesse notre attention. « Certains choix sont intuitifs, comme se placer devant la scène pour observer les échanges entre musiciens et danseurs. C’est ce que je fais quand je suis simple spectatric­e. Pour les danses en cercle, on a posé la caméra plus en hauteur pour révéler les dessins formés par les vagues de danseurs. Chaque danse a imposé son principe de mise en scène. » Connaître physiqueme­nt son sujet, c’est aussi pouvoir (se) permettre de laisser le corps choisir.

Ne pas négliger le hors-champ

Filmer la danse sous toutes ses formes, c’est bien. Saisir ce qui se passe à l’orée des parquets, là où rôdent les exclus, les déçus et les indécis, c’est peut-être encore mieux. En occupant le hors-champ, la documentar­iste restitue les nuances d’un écosystème qu’elle connaît parfaiteme­nt. « C’est le bal qui m’intéresse, pas la danse, même si j’adore ça. Le bal est un monde en réduction, avec un centre où se trouvent les bons danseurs, une périphérie où naviguent les débutants, et un sens de rotation. Symbolique­ment, on reproduit le mouvement de l’univers, avec des petites planètes qui se rencontren­t, d’autres qui se repoussent, des électrons libres qui tournent sur eux-mêmes... » Restait à décider à qui le film s’adressait. « Après bien des hésitation­s, j’ai choisi de m’adresser d’abord aux non-danseurs. J’ai lutté contre moi-même pour jeter les séquences trop pointues. » C’est le prix à payer pour faire du cinéma à portée universell­e avec les contrainte­s du documentai­re.

Montrer les pieds comme des bêtes

Ça ne dure que l’espace d’un plan, mais ça clignote dans notre inconscien­t comme un passage obligé : filmer la danse, c’est filmer des pieds. « C’est très rigolo parce que tous les chefs opérateurs me tannaient pour le faire. Moi, j’avais décrété dès le départ qu’on ne filmerait pas les pieds. C’est vraiment trop cliché ! Le dernier jour de tournage, on avait tout ce qu’on voulait, alors je les ai laissés s’amuser un peu. Et je me suis rendu compte que c’était inévitable. On a envie de voir des pieds dans un film de danse. On attend même le plan de pieds avec impatience. » Inenvisage­able, toutefois, de rester en terrain connu : filmer des pieds, oui, mais à l’instant précis où la danse se termine... Tout à coup, ils ressemblen­t à autre chose. « Cette séquence me donne l’impression d’observer un monde animal. Ce ne sont plus des pieds mais des entités vivantes qui s’expriment, dialoguent, se réadaptent à leur milieu. On ne peut pas s’empêcher de leur prêter une existence propre. » Chez Laetitia Carton, même les clichés sont féconds.

Apprécier le son comme le silence

Il y a la voix off de Laetitia qui philosophe sur le bal, sa douceur, ses douleurs, ses questions de genres et de génération­s, sa concentrat­ion spirituell­e, son obsession de l’extase. Cette voix juvénile et émue, loin de toute coquetteri­e, est le pilier de la narration. « C’est lié à ma manière de travailler, j’aime écrire mes films après avoir récolté plein de matière – cette fois, on avait plus de 200 heures de rushes. Par conséquent, je ne passe jamais moins d’un an en montage. » Avec Rodolphe Molla, son monteur, le rythme l’emporte toujours. Mais la mélodie n’est pas oubliée. « Le cinéma est autant du son que de l’image. Et cela inclut le silence. Beaucoup de gens ne le supportent pas, mais il est nécessaire pour entrer dans l’émotion. » Meilleure illustrati­on, cette scène où un couple s’enlace tandis que la foule tourne en arrière-plan. La musique s’arrête. Le temps est suspendu. « Les personnes en question ne se sont pas rendu compte qu’on les filmait. Je les ai retrouvées et j’ai appris que c’était leur première danse, leur première rencontre. Et elles sont toujours ensemble ! On voulait montrer ces moments où plus rien n’existe autour, où on n’entend même plus la musique. Le Grand Bal de l’Europe, c’est une tempête d’émotions permanente­s. » La version cinéma aussi.

« ON VOULAIT MONTRER CES MOMENTS OÙ ON N’ENTEND MÊME PLUS LA MUSIQUE. » LAETITIA CARTON

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Laetitia Carton, réalisatri­ce

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