Le cinéma populaire français
Un genre ou des chiffres ?
Si, très vite, Claude François a su trouver une définition exhaustive et très pratique de la « chanson populaire » (« Ça s’en va et ça revient, c’est fait de tout petits riens, ça se chante, et ça se danse et se retient... »), on attend qu’un esprit tout aussi éclairé se charge de délimiter avec la même facilité les contours d’un film dit « populaire ». Si cette définition n’existe pas encore, c’est peut- être parce qu’il paraît que populaire, le cinéma le serait par essence. Les films sont très chers à fabriquer (ils se doivent donc de rallier), pas si chers à consommer (ils s’adressent donc à toutes les couches sociales) et sont diffusés, en tout cas jusqu’à présent, dans de grandes salles où le peuple communie dans le noir et à l’unisson. Le cinéma fédérerait donc par nature (c’est son programme) autant que par nécessité (c’est une industrie). Il serait l’incarnation même de l’art populaire et pas besoin d’un chanteur yéyé pour nous le démontrer. Limpide, non ?
Néanmoins, si l’horizon de tout long métrage est effectivement d’être vu par le plus grand nombre possible, les films ne naissent pas populaires, ils le deviennent. Le distinguo entre la popularité et la confidentialité se voit à l’oeil nu : une impérieuse nécessité de rassembler, donc de fonctionner en salles. Ça ne signifie pas que le carton public soit le seul horizon du cinéma populaire, c’est simplement qu’il s’agit de la toute première case à cocher pour faire partie du club. Ainsi, c’est à une sombre histoire de chiffres qu’il faudrait se raccrocher pour savoir si un film est populaire ou non. Sauf que c’est bien connu, les chiffres on leur fait dire ce qu’on veut. Qui pour se rappeler aujourd’hui de
Violettes impériales avec Luis Mariano et de ses 8 millions d’entrées en 1952 ? C’est une chose de devenir populaire, encore faut-il savoir le rester. Dans le même ordre d’idée, dans quelle case pourrait-on bien ranger les deux récents volets de La Légende de Baahubali, cartons monstres en Inde et petites curiosités underground partout ailleurs ? Rien d’expérimental pourtant, que du beau spectacle, dans cette fresque d’aventure pur jus. Le « cinéma populaire » serait ainsi une espèce d’illusion d’optique, une forme élastique qui se modifierait à loisir selon le lieu et l’époque d’où on l’observe.
La mauvaise réputation
Vue de France en 2018, cette forme prend essentiellement, au coeur de la production nationale, l’allure de la comédie (dernier drame local à avoir dépassé les 5 millions d’entrées : La Môme en 2007 ; dernier polar gaulois à avoir dépassé la barre des 3 millions : Les Rivières pourpres, il y a dix-huit ans de cela). À vue de nez, cette hégémonie comique est apparue vers la fin des « toc-toc badaboum » signés Bebel et au moment de l’émergence du TF1 privatisé. Nous voici donc à tout juste trente ans de règne sans partage du genre comique sur le territoire du cinéma français, ce qui est un peu long. Évidemment, cette absence de diversité ne s’est pas faite sans dommages collatéraux, en particulier celui-ci : à force de photocopier ad lib. les mêmes schémas, les mêmes affiches, les mêmes castings et la même idéologie TF1, on a fini par assimiler « populaire » et « popu » (une sorte de double maléfique sans âme ni noblesse). On peut désormais engranger 10 millions d’entrées avec un film que personne n’aime, c’est la fameuse jurisprudence des Bronzés 3. Compliqué dès lors de savoir où se loge la notion de « popularité » à l’intérieur de ces objets-là.
Le cinéma populaire ressemble de fait à une sorte de principauté, qui attire encore beaucoup de touristes mais se traîne par ailleurs une réputation exécrable : bling-bling, superficielle et arrogante. Tant et si bien que l’Académie des arts et techniques du cinéma a voulu offrir à cette petite forteresse qui rapporte beaucoup une récompense sur mesure, mais attribuée avec une absence totale de critères artistiques. C’est le fameux César du public, récompensant depuis peu le film ayant fait le plus d’entrées au cours de l’année écoulée. Dans l’ombre de cette babiole dorée apparaît surtout la
question suivante, d’autant plus troublante qu’elle semble posée par les institutions de « la grande famille du 7e art français » : le cinéma populaire, c’est encore du cinéma tout court ?
Les valeurs de l’auteur
Alors que la Cinémathèque rend hommage à Jean-Paul Rappeneau (cinéaste qui pèse à lui seul près de 18 millions d’entrées), à partir du 24 octobre, il semble bon de rappeler à nos plus jeunes lecteurs que le cinéma populaire français peut aussi être synonyme de prouesses permanentes, de paris de mise en scène stupéfiants et de moments de grâce sidérants. Voilà, par exemple, un réalisateur de 86 ans qui aura passé sa vie à enchaîner les prototypes (certes peuplés de stars et rythmés à la perfection) en ignorant tout sens de la formule marketing, toute idéologie démago et tout principe d’étanchéité entre les soi-disant différentes audiences. Rappeneau est devenu un cinéaste populaire non pas parce que ses films cherchaient à attirer le grand public mais parce qu’ils étaient aimés du public (et le sont encore). C’est l’antithèse absolue de « l’effet Bronzés 3 ». Être populaire c’est donc être vu, mais surtout être revu ; c’est-à-dire aimé, partagé, transmis. En octobre, mois chargé en comédies locales, cette vision « auteuriste » du cinéma populaire sera occupée par En liberté ! de Pierre Salvadori [lire page 56] et Le Grand Bain de Gilles Lellouche [lire page 52], deux films assez tordants sur la dépression, qui relèvent d’une vision du monde propre à leurs metteurs en scène. Des films auxquels il nous semble très compliqué de résister, mais c’est la seule échelle de leur succès qui révèlera leur vraie nature populaire. Dans les pages qui suivent, Fred Cavayé [lire page 57], réalisateur du Jeu, comédie à gros pitch et gros casting, nous explique que « la première qualité d’un film populaire est de ne pas chercher à l’être justement ». Dans sa bouche, le mécanisme serait semblable à celui de ces gens qui tiennent trop à être aimés et qu’on finit immanquablement par prendre en grippe. Ça n’empêche pas, comme le prouve l’existence de ce dossier, d’affirmer que certains films sont de nature « populaire » avant même d’avoir été vus ou aimés par quiconque. Leur genèse, leur campagne marketing, leur casting, leur sujet, leur occupation des plateaux télé et le nombre de copies sur lesquelles ils seront distribués en témoignent. Ça ne signifie pas forcément qu’ils font fausse route, juste qu’ils appartiennent à une autre catégorie que ceux de Rappeneau ou de Salvadori. Ce sont des films dont le genre, et non le destin, est « populaire ».
Les valeurs du tiroir-caisse
Ce mois-ci, ces films s’appellent Le Flic de Belleville (Omar Sy rend hommage à l’idole Eddie Murphy), Alad’2 (Kev Adams en calife contre Jamel en Iznogoud), Chacun pour tous (la grosse promesse Ahmed Sylla parachutée dans un feel-good movie) et Le Jeu, remake d’une comédie high concept italienne [ Perfetti sconosciuti, de Paolo Genovese, 2016]. Cavayé s’en défend mais cette tranche du cinéma populaire appartient plus à ses producteurs et à ses stars qu’à ses auteurs : c’est celle qui flirte clairement avec la case « popu ». Ça ne veut pas dire qu’elle est plus « sale » ou honteuse qu’une autre, juste qu’elle occupe une autre rive où les valeurs du tiroir-caisse sont les seules qui comptent. Contrairement à En liberté ! ou au Grand Bain, ces films-là ne peuvent pas survivre à un bide et tous espèrent au moins dépasser le million d’entrées, condition sine qua non pour ne pas tomber immédiatement dans les poubelles de la postérité. Un million et demi d’entrées pour rêver d’une éventuelle popularité, d’un peu d’amour transgénérationnel et d’un destin accompli. Un million et demi d’entrées ? Tiens, c’était pile le score des Bronzés font du ski au moment de sa sortie.