Paolo Sorrentino
N’en déplaise aux critiques français, le grand cinéaste du XXe siècle, c’est lui, l’Italien Paolo Sorrentino, huit films et une série depuis 2001, baignés d’existentialisme désenchanté, de rock culture dandy, de femmes sublimes et de classe ritale. Silvio
Qui est ce grand type ? Avec ses cheveux quasi crêpés, ses bajoues rouflaquettes, sa boucle d’oreille, ses yeux qui tombent de sommeil, ses allures de critique rock ou d’ancien footballeur dandy, au-dessus de la mêlée et de la situation, Paolo Sorrentino est une pure incarnation italienne. En huit films depuis L’Uomo in più en 2001 [le film est sorti en France en 2012 sous le titre L’Homme en plus], il s’est forgé un statut de clippeur existentiel (La Grande Bellezza, Oscar du meilleur film étranger en 2014) et une réputation controversée de chouchou cannois, d’ailleurs mise à mal en mai dernier quand Silvio et les autres a été refusé par Thierry Frémaux. Après le président du Conseil Giulio Andreotti dans Il Divo, et quelques autres monstres, politiques et/ ou culturels croqués dans sa filmo, Berlusconi était l’inévitable aboutissement de son goût – de son don – pour le portrait et la caricature de personnages lucides sur tout (la vie, l’amour, les faiblesses des hommes, la beauté des femmes, la fin des mondes) sauf sur eux-mêmes. Mais lui, alors, Paolo ? Est-il lucide ou aveuglé ? Idéaliste ou sans illusions ? Nihiliste ou pétri de croyances éperdues ? Sorti en deux parties en Italie [ Loro 1 et Loro 2], Silvio et les autres est un seul film en France, mais il est également tous les films de Sorrentino en un, son best of, la somme de toutes ses interrogations et de sa seule certitude : les hommes ne sont jamais ce qu’ils croient être, parce qu’ils sont toujours plusieurs choses à la fois. Le cinéaste Sorrentino en tout premier lieu.
L’EXISTENTIALISTE MÉLANCOLIQUE
Dès l’origine, le chanteur ringard et l’ex-joueur de foot de L’Uomo in più étaient d’une seule pièce, que Sorrentino n’a cessé de jeter en l’air depuis, pour vérifier qu’elle retombait bien toujours du même côté : des types face à eux-mêmes et à leurs contradictions, leurs victoires et leurs défaites, en pleine crise existentielle, pour ne pas dire au plus profond de la dépression, hésitant entre rester au lit ou se tirer une balle dans la tête. Être ou ne pas être (chanteur, joueur, entraîneur, écrivain, président du Conseil), être et avoir été (célèbre, riche, aimé, heureux, vivant), telles sont les (éternelles) questions. Huit films plus tard, tous ces motifs se retrouvent alignés dans le sourire étincelant du dentier de Berlusconi, emmuré dans sa suprême solitude, surtout quand il y a une grande fiesta autour de lui. L’homme seul en son domaine, c’est le refrain « sorrentinien » par excellence. Le cinéaste l’aura chanté sur tous les tons : la star de rock recluse (This Must Be the Place), les politiciens errant dans les palais de la République (Il Divo), le pape prisonnier du Vatican (The Young Pope), les vieux artistes en cure de repos (ou de jouvence, Youth), le vieil usurier tapi dans son échoppe (L’Ami de la famille), le porteur de valise dans son hôtel (Les Conséquences de l’amour), le dandy romain arpentant les artères vides de sa ville (La Grande Bellezza)... Toute cette galerie de personnages se déverse dans la figure de Berlusconi, sorte de monarque fitzgéraldien qui fait en sorte qu’on s’amuse autour de lui pour avoir le sentiment d’exister, tout en mesurant à quel point il est différent, autre, sur sa propre planète. Et triste, aussi. Le héros sorrentinien contemple son propre vide, en se demandant où trouver le courage de s’y jeter pour y disparaître définitivement.
L’ESTHÈTE VULGAIRE
C’est le reproche number one, l’outrage principal pour les nombreux détracteurs du metteur en scène : le cinéma de Sorrentino est frime, clip et pub, autant dire une atrocité. Plaidons joyeusement coupable : c’est aussi parce qu’il est frime, clip et pub qu’on l’aime autant. Les volleyeuses au ralenti de L’Ami de la famille, le générique clin d’oeil de The Young Pope, les costumes sur mesure, les robes haute couture et la bagnole chromée des Conséquences de l’amour, les placements de musique à rendre Guillaume Canet fou de jalousie (c’est fait, d’ailleurs) sont autant de hooks irrésistibles, l’écrin qui permet à son style de se déployer. Les scènes de fêtes felliniennes, passage quasi obligé de tous ses films, deviennent le motif central de Silvio et les autres, dans lequel Sorrentino reproduit l’ouverture de La Grande Bellezza autour d’une piscine, entre Le Loup de Wall Street et Spring Breakers, sous une pluie de pilules de MDMA lâchées depuis un planeur. Plus tard, les agapes nocturnes deviennent une Cène où Silvio, christ luciférien, est entouré non pas de douze mais d’une centaine d’apôtres féminines, dans les jardins
de sa somptueuse demeure de Sardaigne. À chaque fois, on est frappés par le mélange d’excitation formelle (où il est beaucoup question du corps de femmes, disons-le) et de vulgarité crasse, sans qu’on puisse établir avec certitude où Sorrentino place sa distance critique. Le Verhoeven de Showgirls a connu ce malentendu, qui est aussi le signe d’une certaine ambivalence, l’inspiration esthétique étant alors intrinsèquement liée à une sorte de dégoût de soi, et au désir paradoxal de s’y vautrer. Sur ce plan et quelques autres, le Jep Gambardella de La Grande Bellezza est le centre de gravité de l’oeuvre de Sorrentino : le regard qui juge et se lamente, en même temps que ses lèvres dessinent un sourire carnassier, alors qu’il est happé dans une farandole endiablée de beautiful people repoussants qui sont aussi ses amis, ses proches, son monde. Tous les personnages de Sorrentino sont jugeurs. Bon nombre de ses mots d’auteur (une autre de ses gourmandises) lui sont inspirés par le désir de démolir la médiocrité ambiante, celle des bien-pensants, des faux artistes velléitaires, des salauds qui dorment en paix et d’un pays, le sien, qui entraîne ses habitants dans sa complaisance, sa ruine morale et sa corruption de l’âme. Mais offrir une tirade à un personnage n’est pas nécessairement lui donner raison, seulement lui en donner l’illusion, une idée illustrée par les aphorismes du monstre beau parleur dans L’Ami de la famille, les joutes verbales cyniques des cardinaux de The Young Pope sur la foi ou les sentences de Gambardella sur ce qu’on ne doit surtout pas faire à un enterrement (notamment pleurer, ce qu’il juge « obscène ») avant qu’il ne s’effondre en sanglots dans la séquence suivante. Une scène clef de Silvio et les autres, entre Berlusconi et son épouse, pousse ce jeu des quatre vérités jusqu’à l’absurde, comme un combat de boxe ou les deux adversaires finiraient face à face, KO debout. Plus que « moraliste », Sorrentino se veut « lucide » – donc souvent cruel – avec des héros aveuglés par la vanité, le pouvoir et la servilité de ceux qui les entourent. Tous les personnages de Sorrentino sont jugeurs, oui. Mais ils sont surtout jugés.