Première

LE POINT CARDINALE

- u PAR LÉONARD HADDAD

Rencontre avec la plus belle femme du monde et du cinéma, LA femme selon Sergio Leone, la putain, la maman, toujours belle, toujours là, sous un soleil de fin d’été, un samedi à Paris, sur les quais de Seine. Autour d’un jus d’abricot, les souvenirs remontent, s’entrechoqu­ent, entre film et réalité. Il était une fois…

PREMIÈRE : Cinquante ans après, quel est le premier souvenir d’Il était une fois dans l’Ouest qui vous vient à l’esprit ? CLAUDIA CARDINALE : Eh bien, j’étais la seule femme, là-bas, vous imaginez ! Entourée de tous ces hommes très connus. Vous savez que j’étais très liée à Jason Robards ? Avant le film ? Non, là-bas, pendant le tournage ! On était devenus très amis. Moi, dans le film, j’étais un peu amoureuse de l’autre, comment s’appelait-il déjà... Charlie Bronson. Il était incroyable. Quand on ne tournait pas, il se mettait dehors, à l’écart, et il ne parlait à personne. Il avait toujours une balle, avec laquelle il jouait en permanence, la lançant en l’air. (Elle fait le geste et rigole.) Mais Jason Robards, lui, c’était vraiment devenu un ami. Avant de partir, il m’a donné une petite tape sur les fesses. Vous vous rappelez ? Vous voulez dire, comme dans le film ? Dans le film, bien sûr ! On était devenus très proches. On discutait tout le temps ensemble, lui et moi. Henry Fonda, c’était encore autre chose. Quand on a tourné cette scène d’amour, sa femme était furieuse. Furi-eu-se. Elle s’est mise à côté de la caméra, et elle est restée là, à me fixer du regard. Il faut dire qu’il n’avait jamais tourné ce type de scène. Ça, elle ne supportait pas. Vous aviez vu ses films, plus jeune ? Ceux de Fonda ? Oh oui, bien sûr. De là à me souvenir des titres, ça va être plus compliqué... Et voilà, on a tourné à Almeria, là où j’ai fait tous mes westerns ou presque. D’ailleurs, ils passent leur temps à m’inviter là-bas ! [Un festival de films de western s’y tient chaque année.] Vous aimez y retourner ? Bien sûr ! Tous les endroits où on a tourné sont là, inchangés. À chaque fois, j’y rencontre des gens – des gens vieillis, forcément – qui m’interpelle­nt pour me dire : « Claudia, vous vous souvenez ? Je faisais un petit rôle dans le film. » Et donc, Robards… Vous pensez qu’il était tombé amoureux de vous ? C’est bien possible, oui ! Alors juste avant de partir, il a eu besoin de me toucher. Et il est mort juste après... Mais Si, si... non (Confuse.) ! Depuis un moment, ça n’allait Bronson pas était très très bien... surpris. Quand Il ne il s’y est attendait tombé, pas du tout. Mais comme si vous si c’était me parlez la réalité, de la je scène m’y perds, moi ! (Elle parle de rit, la magnifique.) scène, bien sûr Mais ! non, je vous Vous voulez dire que Sergio Leone n’avait pas prévenu Bronson que le personnage de Cheyenne allait mourir ? Oh si, il lui avait dit. Mais il était désespéré. Ils avaient prévu de partir ensemble, vous comprenez ? C’est une scène terrible. Vous savez, ce film passe très souvent à la télé ! Vous voulez dire que quand vous y repensez, c’est le film qui vous revient, plutôt que les souvenirs du tournage ? Peut-être, peut-être... Encore aujourd’hui, où que j’aille, tout le monde me parle de ce film. Et on me met la musique à fond. Le thème de votre personnage ? Oui ! Tout le temps ! Vous étiez consciente que Morricone allait écrire un thème spécialeme­nt pour vous ? Ah cette musique ! Vous savez comment ça s’est passé ? Sergio m’a prise avec lui et m’a emmenée chez Morricone, qui s’est assis au piano et a composé la musique devant nous. Il l’a créée sous nos yeux. C’était incroyable. Leone donnait son avis ? Oh non, il faisait comme moi, il écoutait ! Je n’avais jamais vécu une chose pareille. Les westerns, en revanche, vous connaissie­z. Vous aviez joué dans ce film génial, Les Profession­nels de Richard Brooks, deux ans avant. Ah oui, Les Profession­nels ! Avec ce casting ! Attendez... il va falloir que j’essaie de me souvenir de tous les noms... Déjà, il y avait une vieille connaissan­ce, votre père dans Le Guépard ! Burt Lancaster ! Les autres... Je vous aide : Lee Marvin, Robert Ryan, Jack Palance, Woody Strode, qui est aussi dans la première scène d’Il était une fois dans l’Ouest… Oh la la, encore tous ces mecs ! C’était un grand honneur d’être entourée de ces stars. Les gens de Hollywood voulaient que je reste aux États-Unis, mais je me sentais trop européenne. Rendez-vous compte : j’ai 80 ans aujourd’hui, mais j’ai commencé à tourner à 16 ans, quand j’étais encore en Tunisie. Un film avec Omar Sharif [ Goha le simple, 1958]. Je sortais de l’école et deux metteurs en scène m’ont abordée. Je suis partie en courant, vous pensez, j’étais une vraie sauvage. Mais ils sont allés parler à la directrice qui a appelé mon père. Et il a dit : « D’accord, elle le fait. » C’est mon papa qui a décidé ! J’ai été un peu triste pour ma soeur Blanche, parce que devenir actrice, c’était son rêve, pas le mien, avec ses yeux bleus, si blonde, si belle... Mais c’est sur moi que c’est tombé. Elle a fait un film, et puis c’est tout. J’ai toujours trouvé ça un peu injuste. Quiconque vous a vue dans un film sait qu’il n’y a strictemen­t rien d’injuste là-dedans… (Elle rit, flattée.) On s’est retrouvés trente ans après avec Omar Sharif dans Mayrig [Henri Verneuil, 1991] où on était mari et femme. Et il m’a dit : « Tu vois, Claudia, on a fini par se marier. » J’ai été très affectée par sa disparitio­n. Si vous deviez raconter Il était une fois dans l’Ouest, vous diriez que c’est l’histoire d’un type qui joue de l’harmonica et qui venge son frère ? Ou l’histoire d’une femme qui part rejoindre son mari et découvre qu’il a été assassiné ? (Songeuse.) Ah ! L’harmonica, bien sûr... Mais non, non, l’histoire de ce film, c’est le Far West ! Normalemen­t, les femmes n’y sont pas admises, mais là, tout tourne autour

de moi. En plus, à l’origine, vous vous souvenez, j’étais une pute ! Quand je débarque, j’apprends qu’ils ont tous été tués... Je vois ce petit enfant, je le caresse. Mon mari, aussi... Lorsqu’ils ont tué le petit, ça a été terrible pour moi. Terrible.

Leone, vous connaissez bien tous ses films, ou seulement celui-là ?

(Elle compulse le programme de la Cinémathèq­ue, qu’elle a apporté spécialeme­nt ; elle semble s’y perdre un peu, puis nous montre la photo de Clint Eastwood en « homme sans nom ».) Lui, comment s’appelle-t-il déjà ? Clint Eastwood ! Je ne crois pas avoir tourné avec lui, si ?

Non. Je vous le confirme.

(Elle continue de lire le programme.) Ah ! Il était une fois en Amérique, avec De Niro. Un copain. Une fois, je me promenais avec lui à New York, ma mère était là – elle m’accompagna­it toujours quand je partais à l’étranger. Soudain, elle lui dit : « Vous me rappelez quelqu’un. » Il répond, très gentil : « Oui, je suis Robert De Niro. » Et elle : « Non, non, vous ressemblez à mon fils ! »

Et c’était vrai ? Pas du tout ! (Nouvel éclat de rire.) Avant ce film, il n’y a pratiqueme­nt pas de femmes dans les westerns de Leone. Par la suite, surtout dans

Il était une fois en Amérique, son regard se teinte d’une certaine misogynie. Ce qui rend votre personnage d’Il était

une fois dans l’Ouest encore plus unique, surtout vu d’aujourd’hui. Tout le monde est amoureux d’elle, elle est forte, belle, fantasmati­que… Oui, c’est vrai. Avec Sergio Leone, on avait

un rapport merveilleu­x. Il m’aimait beaucoup, il m’avait choisie spécialeme­nt pour être la femme autour de laquelle tous ces hommes gravitaien­t. Et au final, c’est le film qui m’a fait aimer du public, celui dont on me parle dans la rue, celui que l’on m’invite à présenter dans le monde entier. Des chauffeurs de taxi sortent leur harmonica et se mettent à jouer le fameux air. (Elle se met à fredonner.) Vraiment ! Et ça n’est pas arrivé qu’une fois ! Des films, pourtant, j’en ai fait plus de 150...

Vous vous souvenez de tous vos films ?

Oh non, il y en a tellement ! L’autre jour, j’en ai revu un, très ancien, avec Michèle Morgan, Danielle Darrieux et Jean-Claude Brialy [ Les Lions sont lâchés, 1961], à la Cinémathèq­ue. J’y vais souvent, c’est incroyable tout ce qu’on peut y voir. Mais voilà, celui-là a marqué plus que les autres. Plus que Le Guépard ou 8½ [1963], que j’ai tournés en même temps. J’ai eu la veine de faire quatre films avec Visconti. Lui, vous savez... (Elle chuchote.) Il n’aimait pas les femmes.

Sexuelleme­nt, vous voulez dire.

(Toujours à voix basse.) Oui ! Mais il m’invitait toujours à dîner chez lui. Sous la serviette, à table, il faisait mettre des bijoux pour me les offrir. Et quand il partait en voyage, il me disait : « Tu viens avec moi. » À chaque fois !

Comme quoi, il aimait les femmes, malgré tout…

(Rires.) Oui ! À Almeria, j’ai fait aussi Les Pétroleuse­s, avec Brigitte Bardot. Il y avait une scène où on devait se disputer violemment, une bagarre, et elle a envoyé un mec habillé comme elle, une doublure. Elle disait que je lui faisais peur. Mais j’ai réussi à la convaincre qu’on tourne la scène ensemble. Ensuite, elle m’a envoyé une lettre magnifique, « À ma pétroleuse bien aimée ». (Son

visage s’assombrit.) Maintenant, elle est avec un homme d’extrême droite. Alors je ne peux plus l’appeler, parce que c’est lui qui répond. Avant, on s’appelait tout le temps...

Il était une fois dans l’Ouest, vous préférez le voir dans quelle langue ?

Oh, italien, anglais, français, je parle les trois, ça ne change rien. À mes débuts, j’étais

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Claudia Cardinale

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