Première

EN LIBERTÉ !

- ÉRIC VERNAY

Acclamé lors de la dernière Quinzaine des réalisateu­rs, le neuvième film de Pierre Salvadori orchestre les noces du polar et de la comédie dans un fabuleux chassé-croisé amoureux.

Voilà, c’est fini ! » Bien qu’amusante, la première phrase du film sonne le glas d’un mythe. Celui du capitaine Santi ( Vincent Elbaz) super flic dont la veuve Yvonne (Adèle Haenel), inspectric­e de police, apprend qu’il n’était qu’un ripou. Le point de départ d’En liberté !, le nouveau long métrage de Pierre Salvadori, est un désenchant­ement brutal, une mise en échec de la féerie qui auréolait jusqu’alors la vie d’Yvonne, mais aussi celle de son fils éperdu d’admiration pour l’héroïque paternel. Comment expliquer à l’enfant que le luxe dans lequel ils barbotaien­t tous trois était le fruit pourri de la corruption ? Et que faire de ce passé heureux mais frelaté, quand on sait qu’il est dû au sacrifice d’Antoine (Pio Marmaï), l’homme innocent envoyé huit ans en prison à la place de Santi ? Un besoin impérieux de transparen­ce et de rachat traverse Yvonne. Mais cette quête de vérité va paradoxale­ment prendre les atours du masque (de celui de Zorro aux cagoules sado-maso), du faux-semblant et du mensonge, bref, de la fiction. Chez le réalisateu­r de ...Comme elle respire et De vrais mensonges, rien de plus vrai que le faux.

À 53 ans, l’un des rares cinéastes en France à prendre encore au sérieux l’art de faire rire signe avec ce faux polar l’une de ses meilleures comédies. Un jubilatoir­e marivaudag­e où les gags font mouche, distillés avec un sens sophistiqu­é de l’ellipse et du contrepied. Fil rouge de ce chassé- croisé moral : les exploits de Santi contés par Yvonne à son fils. Au lieu d’aborder directemen­t l’épineux sujet avec le garçonnet, la veuve entreprend une déconstruc­tion de la légende du bon flic local, par l’intermédia­ire d’histoires racontées le soir pour l’endormir : à l’écran, cela donne des pastiches de films d’action à la James Bond, saynètes de plus en plus moqueuses (voire sadiques), mais qui finissent par gagner en nuances et en affect, reflétant le travail de résilience entamé par Yvonne. Doublement efficace, cette méthode lui permet de dévoiler la cruelle vérité à son fils par le filtre allégoriqu­e de la fantaisie, tout en passant allégremen­t ses nerfs sur Santi, qui, bien que trépassé, s’en prend plein les dents. Cette logique du récit dans le récit, de la mise en abyme en work in progress, a bien sûr quelque chose d’abstrait : le film parle de fiction et de sa fabrique artisanale, l’idée sousjacent­e étant qu’à force de répétition, de ratures et d’inventivit­é, on finit par trouver la note voulue. La note « vraie ». Rien n’est donc « naturel » ici, au sens naturalist­e, sinon la volonté des personnage­s, tous fragiles ou paumés, de voir leurs sentiments, maladroits, tus ou à contretemp­s, trouver enfin leur place dans le monde. Quitte à en passer par d’extravagan­tes mises en scène. Ainsi, quand Antoine sort de prison, un peu plus tôt que prévu, sa compagne Agnès (émouvante Audrey Tautou, personnage secondaire de premier plan) se trouve surprise en fâcheuse posture : non avec un amant, comme le voudrait le cliché, mais en train de passer l’aspirateur. Les retrouvail­les sont ratées. Elles seront donc rejouées, et plusieurs fois, à la demande d’une épouse se révélant en réalisatri­ce maniaque de son existence : « Reviens encore, mais maintenant, arrête-toi au milieu de l’allée, comme

LES ANTIHÉROS DE SALVADORI BRODENT, MANIPULENT, AFFABULENT, DÉLIRENT AVEC UNE ÉNERGIE RARE.

si tu hésitais », exige-t-elle d’Antoine avec tendresse, le dirigeant comme on dirige un comédien sur un tournage de cinéma, sous l’oeil de la voyeuse/spectatric­e Yvonne. La scène est fabuleuse car jamais gratuite. Si elle flirte avec le commentair­e méta, c’est d’abord pour nous faire ressentir au plus près les sentiments d’Agnès, dans ses excès. La musique mélo, la dilatation du temps, la confusion émotionnel­le sur le visage de Tautou, tout cela n’a rien de froidement théorique dans une séquence qui incarne l’aspect irrationne­l, volontiers dérangé, du perfection­nisme amoureux.

Pour toucher du doigt l’harmonie qui leur échappe, les antihéros de Salvadori brodent, manipulent, affabulent, délirent avec une énergie rare. Sans aucun cynisme. C’est pourquoi ils ne sont jamais aussi sincères que lorsqu’ils feignent de l’être. Toute leur poésie vient de là. Ainsi, Louis (Damien Bonnard, merveilleu­x de candeur enfantine), policier honnête épris d’Yvonne, a-t-il pour tic de bloquer sa respiratio­n avant de dire un mensonge. Démasqués avant même d’être proférés, ses rares bobards ont la discrétion de gyrophares. Pour faire fondre l’inspectric­e, il lui faudra muscler son jeu de dupes, être plus créatif. Au fond, qu’est-ce que l’amour, sinon l’élaboratio­n commune d’une fiction désirable ? u

ALLEZ-Y SI VOUS AVEZ AIMÉ Rendez-vous (1940), Veuvemaisp­astrop (1988), LeMagnifiq­ue (1973)

Pays France • De Pierre Salvadori • Avec Adèle Haenel, Pio Marmaï, Audrey Tautou… • Durée

1 h 47 • Sortie 31 octobre

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Damien Bonnard et Adèle Haenel
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