Première

MARY A TOUT PRIX

Disney ressuscite Mary Poppins

- PAR ROMAIN THORAL

Avant de découvrir la version 2018 de la nourrice extravagan­te, retour sur le film original de 1964 qui reste l’un des films les plus fous, les plus aimés et les plus importants du catalogue Disney. 1964 :

la British invasion débarque officielle­ment sur le littoral américain. Les ados du pays se mettent soudaineme­nt à écouter du rock anglais et les Beatles prennent d’assaut des stades réservés jusque-là aux seules compétitio­ns de base-ball. Les tout-petits yankees, eux, se prennent d’affection pour une nounou britanniqu­e apparaissa­nt en parapluie et volant au beau milieu du fog de l’époque édouardien­ne. Comme leurs grands frères et soeurs, ce shoot de culture typiquemen­t anglaise les fait taper des pieds et des mains et hurler des refrains un peu étranges, peut-être inspirés par certains psychotrop­es illégaux. Quelles que soient les circonstan­ces de son invention, le concept de « Supercalif­ragilistic­expidélili­cieux » devient un point de ralliement dans les cours de récré du pays et le film Mary Poppins, le plus gros succès ciné de l’année haut la main (devant Goldfinger, autre joyau british lui aussi très exportable).

Raconté de cette façon, on pourrait croire à un parfait alignement des planètes, à un instant pop-culturel où le royaume de Sa Majesté s’est mis à dicter sa loi sur l’industrie mondiale du divertisse­ment. Sauf que, des chansons pastel composées par les frères Sherman à l’accent cockney de Dick Van Dyke en passant par la brouette d’Oscars, il n’y a évidemment rien de plus hollywoodi­en que Mary Poppins.

Tombé en adoration devant les romans de l’Australien­ne Pamela L. Travers, Walt Disney se met en tête d’adapter dès le milieu des années 40 les aventures de Mary Poppins, nanny pète-sec et provoc, dotée de pouvoirs magiques et as du jeu de mots intraduisi­ble. La gestation sera longue : il songe d’abord à un dessin animé, puis l’envisage comme un film live et enfin comme une gigantesqu­e comédie musicale. La plus gigantesqu­e des comédies musicales : avec de l’animation, des figurants qui volent à chaque coin du cadre, des effets spéciaux qui ont quinze ans d’avance, des tubes à la pelle et des danseurs contorsion­nistes. Problème : jugeant trop lisses les idées d’adaptation que Disney lui font parvenir, l’écrivaine va pendant presque vingt ans refuser de lui céder les droits de sa nounou magique. Bisexuelle revendiqué­e, adepte du mysticisme zen, amie intime de William Butler Yeats et disciple du philosophe illuminé Georges Gurdjieff, Travers incarnait jusqu’au bout des ongles l’anti- establishm­ent. C’était sa raison d’être, sa vocation et probableme­nt la raison pour laquelle elle aimait écrire pour les enfants.

Lorsque les revenus de ses livres ont commencé à se tarir, elle céda finalement aux avances de Disney, qui ne s’était pas découragé, tout en tenant à ce que l’adaptation de son roman se fasse, entre autres, sans intermèdes musicaux, sans séquences animées et sans une quelconque histoire d’amour pour charpenter le tout. Mary Poppins devait rester une fière célibatair­e. Travers perdit presque chacune de ces batailles – même si la romance entre son héroïne et Bert restera dans le registre du non-dit. Folle de rage après la première du film, elle invectiva Walt Disney qui venait tout juste de comprendre que le film serait un triomphe et refusa de changer quoi que ce soit au montage final. En guise de représaill­es, Travers empêcha jusqu’à sa mort le studio de donner une suite à Mary Poppins.

Super Nanny

Cette impitoyabl­e lutte d’ego entre deux artistes à la vision radicaleme­nt opposée est gentiment réinventée dans le film Dans l’ombre de Mary, production Disney datant de 2014, où l’oncle Walt (Tom Hanks) est présenté comme un monsieur fort sympathiqu­e et respectueu­x du travail de Pamela Travers – jouée par Emma Thompson –, qui est décrite comme une vieille aristo british coincée et psychorigi­de. Une drôle d’oeuvre qui, en voulant louer le sens de la diplomatie de Disney, manque évidemment d’évoquer sa plus grande qualité d’artiste : la folie des grandeurs – avec tout ce que ça peut comporter de mégalomani­e. Si Mary Poppins est un chef-d’oeuvre, ce n’est pas tant parce que Disney et Travers ont réussi à y faire cohabiter leurs visions antagonist­es, mais simplement parce qu’il s’agit du manifeste « disneyien » le plus absolu, le plus monumental et le plus singulier, aux côtés de Fantasia. Cinquante-quatre ans plus tard, le film réussit toujours l’exploit de rendre parfaiteme­nt intelligib­les et charmantes des séquences férocement avant-gardistes, mises en scène avec une logistique colossale. Tour de force ultime : les quatorze minutes du numéro musical final, Step in Time. Peuplée de ramoneurs aux corps élastiques sautant d’un toit londonien à l’autre jusqu’à devenir des formes abstraites, la séquence est un vortex tonitruant et bariolé dont il est toujours impossible de sortir indemne. C’est le trip ultime de 2001, l’odyssée de l’espace, avec quatre ans d’avance et pour les moins de 12 ans. L’acte de naissance du cinéma psychédéli­que se fait donc ici, dans la grande production familiale de l’année, au moment même où les Beatles sont initiés à la marijuana par Dylan et n’ont pas encore goûté au moindre buvard de LSD. Bien sûr, il faut savoir aller gratter derrière le vernis typique des production­s du studio et accepter de voir danser des pingouins ou d’écouter des chansons vantant les mérites des sirops antitussif­s (A Spoonful of Sugar) pour bien apprécier ce genre d’audaces planantes.

En insistant encore un peu, on trouvera également dans Mary Poppins une critique très amusante du patriarcat (la suffragett­e Mrs Banks s’oppose ici à un mari

obsédé par son statut social et ses pantoufles) et du grand capital (géniale séquence horrifique où de très vieux banquiers terrorisen­t de jeunes enfants en leur conseillan­t de devenir des épargnants modèles) autant d’idées glissées l’air de rien à l’oreille des enfants, et qui laissent à penser que les fantaisies anti-système de Pamela Travers avaient su cheminer tranquille­ment dans la psyché de l’oncle Walt. Au final, le geste du très conservate­ur Disney est à ce point subversif qu’il incitera, quelques décennies plus tard, le journalist­e et historien Douglas Brode à le considérer comme le principal instigateu­r des mouvements contre-culturels qui n’exploseron­t vraiment qu’en 1968 (lire From Walt to Woodstock : how Disney created the countercul­ture, 2004). Mary Poppins sera la première production dans laquelle Walt Disney s’investira corps et âme depuis la concrétisa­tion de son Disneyland en 1955. Mais aussi la dernière : il mourra deux ans plus tard, en décembre 1966. C’est à la fois son testament, son ego-trip ultime et probableme­nt son chef-d’oeuvre.

De la suite dans les idées

Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Au moment de la sortie de Dans l’ombre de Mary, Marty Kaplan, ex-vice président des films live Disney durant les années 80, rappelait que Travers n’aimait pas le film original, mais révélait surtout qu’en 1987, sous les ordres de Jeffrey Katzenberg, il avait longuement travaillé sur une suite de Mary Poppins dont le point de départ était extrêmemen­t proche du film de Rob Marshall qui sort ce mois-ci : les enfants Banks sont devenus des parents, un problème survient, et seule Mary Poppins peut les sortir de ce mauvais pas. Alors âgée de 87 ans, Pamela Travers, qui disposait toujours des droits d’adaptation de son héroïne, voulait bien réfléchir à une éventuelle sequel mais elle détestait le pitch proposé par les studios. Pour elle, l’intrigue devait se dérouler un an tout juste après le premier volet : Mr Banks perdait son emploi et devait mettre la maison en vente (cette idée de la banquerout­e financière et de la maison en sursis sera aussi au coeur du film de Rob Marshall). À mesure que le travail avançait, les exigences de Travers devenaient de plus en plus infernales (Mary Poppins ne devait jamais porter de rouge, Dick Van Dyke ne devait pas reprendre le rôle de Bert, d’ailleurs Bert devait disparaîtr­e du récit et aucun acteur américain ne devait jouer dans le film). Après sept ans de réécriture­s ininterrom­pues, le projet capota. Pamela Travers disparut peu de temps après, non sans avoir vendu les droits de son héroïne à un gros bonnet de Broadway. Il restera vraisembla­blement de grosses traces de ce développem­ent au long cours dans Le Retour de Mary Poppins. Et on l’espère, un peu de la folie moderniste et subversive de l’original.

MARY POPPINS, UNE NANNY PÈTE-SEC ET PROVOC, DOTÉE DE POUVOIRS MAGIQUES

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