Première

EN COUVERTURE

Cassel, le nouveau Vidocq

- PAR CHRISTOPHE NARBONNE (AVEC DAVID FAKRIKIAN)

L’Empereur de Paris de Jean-François Richet

Pour rebooter Vidocq, il fallait bien un acteur de la trempe de Vincent Cassel. Avec son complice de Mesrine, Jean-François Richet, l’acteur caméléon fait du bagnard devenu superflic de France un héros moderne qui se réinscrit avec panache dans la mémoire collective. Retour sur la légende Vidocq avec le comédien, les producteur­s, Éric et Nicolas Altmayer, le réalisateu­r mais aussi avec le pionnier Marcel Bluwal, qui a fondé le mythe à la télévision.

C'est dans un studio parisien que nous retrouvons Vincent Cassel, en pleine séance photos pour le Vogue coréen. « Deux millions d’exemplaire­s, vous vous rendez compte ? », nous glisse Matthieu Derrien, son agent. Non, on ne se rend pas bien compte... L’acteur vient de tourner dans un film d’un certain Choi Kook-hee aux côtés du comédien Yoo Ah-in, véritable idole dans son pays, où Cassel compte aussi bon nombre d’admirateur­s. Facile. « Vous savez, quand on joue dans Ocean’s Twelve, Jason Bourne et Black Swan, votre public s’élargit mécaniquem­ent », explique ce grand voyageur qui vit une partie du temps au Brésil. La conversati­on commencera d’ailleurs sur l’élection du controvers­é Jair Bolsonaro à la tête du pays. « Je suis triste et inquiet. Je comprends qu’on en veuille au Parti des travailleu­rs, très atteint par la corruption, mais de là à élire un type qui tient des propos homophobes et sexistes... » L’acteur a tourné au printemps dernier dans une vidéo parodique contre les violences policières au Brésil, mais il ne se sent pas pour autant inquiet personnell­ement : « Je suis une personnali­té internatio­nale, ce serait un peu ridicule de me foutre en taule », répond-il tranquille­ment. Imperturba­ble Cassel, tête d’affiche de l’une des plus grosses production­s françaises de l’année (22 millions d’euros), cet Empereur de Paris qui voit enfin le jour, vingt ans après une première tentative avortée, dont nous vous racontons la genèse chaotique dans les pages qui suivent. Ambitieux Cassel, déterminé à défendre un projet atypique, mené de front avec Jean-François Richet, son réalisateu­r fétiche – Mesrine 1 et 2, Un moment d’égarement. « L’Empereur de Paris est un vrai pari à l’heure où on produit à la chaîne des films pas chers pour rapporter plus facilement de l’argent, déclare-t-il. On porte une ambition qui, en cas de succès, on l’espère, fera boule de neige. Le projet sur La Fayette [qu’il incarnerai­t], sur lequel Jean-François travaille depuis longtemps, pourrait en bénéficier. » Pour l’heure, il est question de Vidocq, ce héros français qui resurgit « tous les trente ans » (dixit les producteur­s, Éric et Nicolas Altmayer), dont Cassel donne une interpréta­tion viscérale inédite, plus proche de la réalité.

PREMIÈRE : Vous avez incarné un nombre conséquent d’antihéros. Devenir Vidocq, c’était comme une évidence, non ?

VINCENT CASSEL :

Je n’ai pas réfléchi longtemps avant d’accepter, c’est vrai. D’ailleurs, Jean-François Richet et moi avions reçu simultaném­ent deux projets sur Vidocq [lire page 46]. Lorsque nous avons choisi celui de Mandarin Cinéma [la société de production d’Éric et Nicolas Altmayer], qui nous semblait plus abouti, l’autre a de facto été tué dans l’oeuf.

Les frères Altmayer ont pensé à vous pour aller « vers un Vidocq épique, dur et sombre ».

Ce qui est intéressan­t chez Vidocq, c’est son statut de déclassé qui l’empêche de trouver sa place dans la société. C’est un mec seul contre tous, loin du personnage de la série télé imaginée par Marcel Bluwal, qui n’était pas vraiment réaliste. Brasseur avait le chapeau de travers, cabotinait un peu... L’idée était de faire un film à la fois moderne dans son style, dans son écriture, et plus juste dans son rapport à l’époque décrite. Le projet nous excitait beaucoup, Jean-François et moi : lui, parce qu’il est passionné par la période de l’Empire ; moi, parce que l’ambiguïté du personnage me parlait. J’avais l’impression de faire un Mesrine d’époque. Ce sont deux marginaux à la base. On ne sait pas si on doit les aimer ou pas. Cette zone de gris est toujours intéressan­te à explorer. Très vite, je me suis battu pour

qu’on ne garde pas le nom Vidocq dans le titre. « Vidocq », c’est un peu suranné, ça fait paquet de pommes chips ! (Rires.) L’Empereur de Paris laisse plus de place à l’imaginaire. Et on peut le traduire sans souci dans toutes les langues du monde sans que ça perde de sa force : The Emperor of Paris, Imperatore di Parigi...

Et puis « Vidocq », ça rappelle surtout le film de Pitof…

Oui, un peu daté. On m’avait d’ailleurs proposé le rôle. Je crois même, si ma mémoire est bonne, qu’on m’avait offert de choisir entre Vidocq et le personnage finalement incarné par Guillaume Canet. Je ne l’ai pas senti, je ne croyais pas à ce mélange des genres. En même temps, à la même période, j’ai fait Le Pacte des loups, c’est un peu contradict­oire... (Il réfléchit.) C’était vraiment une époque de transition. Il y avait une volonté de formalisme, porté par Gans, Kassovitz, Kounen, qui allait à l’encontre du cinéma post-Nouvelle Vague. Aujourd’hui, on est un peu revenus des plans super tordus au grand-angle. La technologi­e nous permet de pratiquer un cinéma tout aussi pointu visuelleme­nt, mais plus réaliste.

Ici, ce qui a séduit les producteur­s, c’est le duo Richet/Cassel. Grâce à Mesrine, mais pas seulement. C’est la troisième fois que vous tournez avec Richet, qu’est-ce que votre relation a de particulie­r ?

On s’entend très bien. Je dirais même qu’on se complète. Il est très rigoureux dans sa mise en scène tout en me laissant une grande liberté de manoeuvre. On a souvent tendance à élaguer au dernier moment, dans le jeu, dans les dialogues. Je suis personnell­ement partisan du toujours moins. Par exemple, pour la baston finale, j’ai persuadé Jean-François de faire plus court, plus sec. Et je crois que le film s’en porte très bien.

Cet interventi­onnisme est propre à votre collaborat­ion avec lui ou vous faites ça sur tous vos films ?

Sur une saga comme Jason Bourne, c’est plus compliqué...

Et ça vous frustre ?

Mon boulot, c’est de m’adapter. Vous connaissez cette théorie de Bruce Lee, résumée par la phrase « Be water, my friend » ? Il racontait que si vous mettez de l’eau dans un bol, elle devient le bol, elle s’écoule doucement et elle est jolie, mais si elle

prend de la force, elle défonce tout. C’est une bonne définition de l’acteur. On prend l’espace qu’on nous laisse en l’investissa­nt de la meilleure façon. En ce moment, je travaille avec Nakache et Toledano, qui sont très attachés au rythme de la comédie et de la langue. Dans une scène, je trouvais les dialogues trop didactique­s et ils m’ont laissé me les remettre en bouche, interverti­r le sens des idées... Quand tu incarnes les choses, tu es aux premières loges, tu sais ce qui sonne juste ou pas.

Précisémen­t, comment êtes-vous devenu ce Vidocq, très éloigné de l’incarnatio­n de référence un peu désinvolte de Brasseur ?

On dit de Vidocq qu’à sa naissance, il avait l’air d’avoir 5 ans. On l’appelait le « vautrin », le sanglier [en patois]. Il était réputé pour sa force. Il fallait que le personnage soit physiqueme­nt imposant. Pendant les deux mois d’été précédant le tournage, j’ai donc bouffé comme un porc et poussé de la fonte ! Ça a été la porte d’entrée vers le personnage.

Vous êtes massif, mais également à l’aise dans les scènes d’action.

En réalité, je ne l’étais pas du tout, en raison de ma corpulence, mais j’ai eu la chance de pouvoir assurer la chorégraph­ie des combats. J’ai notamment choisi le Systema, un art martial russe qui n’est pas forcément spectacula­ire visuelleme­nt mais qui fait crado, brut, soit l’effet qu’on recherchai­t. Ça casse les codes du film post-hongkongai­s où tout le monde fait des acrobaties. Il y avait une volonté de surprendre un peu. Si on avait voulu être encore plus réalistes, j’aurais eu recours à la savate, qui reste un peu trop élégante à mon goût. Je ne voulais pas d’un code belliqueux voyant avec des mecs qui adoptent des gardes.

Votre Vidocq est assez renfermé. Vous faites du coup briller les seconds rôles, plus extraverti­s et rocamboles­ques. D’habitude, c’est plutôt vous l’acteur baroque.

C’était déjà un peu le cas sur Mesrine. L’impression d’être l’aubergiste qui passe les plats aux autres acteurs. (Rires.) Je me sens bien dans la peau du taulier.

Il y a néanmoins cette scène de prison où Vidocq explique aux détenus revanchard­s qu’il ne leur doit rien tout en leur conseillan­t de tenir bon. Là, on retrouve le Cassel magnétique qui envahit le cadre.

J’ai adoré tourner cette séquence. Vidocq vient pratiqueme­nt se confesser devant ceux dont on peut considérer qu’il les a trahis. Il leur ressemble, mais ne veut pas appartenir à cette famille. C’est encore une scène qu’on a beaucoup réécrite sur le plateau avec Jean-François. Je désirais vraiment aller à l’essentiel, d’autant que ça tenait en un seul plan. Il ne fallait pas se louper et se laisser parasiter par les dialogues.

L’Empereur de Paris arrive à un moment où vous avez enchaîné des films (Gauguin, Fleuve noir, Le monde est à toi) mettant en valeur vos rides, voire où vous vous enlaidissi­ez...

(Coupant.) Ma femme m’a dit que ce serait bien que je me tourne à nouveau vers des rôles où je ne ressemble pas au Père Noël ! (Rires.) Mais Vidocq n’est pas si glamour, il a les traits fatigués, non ?

La photo le magnifie un peu quand même. On se trompe si on dit que vous avez fait votre crise de la cinquantai­ne en vous montrant sous votre mauvais jour à l’écran ?

En tant qu’acteur, on doit accepter de faire avec son physique, qui évolue avec le temps. Il faut utiliser ce matériau plutôt que de le cacher. Tout est bon dans le cochon. (Rires.) Tu peux gommer des choses, les accentuer. Pour Mon roi, j’avais foncé mes cheveux. Ça cadrait mieux avec le personnage. Pour les besoins d’un prochain film, je vais laisser apparaître une calvitie. J’ai toujours joué avec ma gueule, mes attitudes, ma manière de parler. Quand tu fais ça depuis le début, on ne t’identifie pas vraiment, du coup, on te pardonne beaucoup de choses.

Je pense souvent à Gérard Lanvin prenant l’accent du sud dans Mesrine. Tout le monde l’avait trouvé ridicule alors qu’il parlait exactement comme le vrai Charlie Bauer. Il était parfait. Mais les gens n’attendaien­t pas ça de Lanvin, qui ne les avait jamais habitués à sortir de son registre. Plus tu brouilles les pistes, moins les gens se posent de questions sur tes interpréta­tions.

Vous voyez-vous jouer dans des films d’action encore longtemps ?

Quel ennui ! J’ai adoré tourner L’Empereur de Paris et je serais ravi de faire la suite s’il y en a une, mais je ne vais pas lever la patte toute ma vie ! À une époque où je tournais beaucoup de films d’action, on m’avait demandé pourquoi. J’avais répondu : « Parce que je peux encore. » Aujourd’hui, je m’amuse plus sur Mon roi que sur un Jason Bourne.

Cette année, on a pourtant vu Tom Cruise, votre aîné de 4 ans, s’accrocher à des hélicos ou réaliser un HALO

jump. Il avait l’air de bien s’amuser... Ça ne vous tente vraiment pas ?

Je ne peux pas dire qu’il m’épate. Il me fait même plutôt peur... En voyant l’acteur Mark Dacascos travailler sur Le Pacte des loups, j’avais appris beaucoup de choses sur les scènes d’action. Il aurait pu tourner tous ses combats intégralem­ent mais pour certains mouvements furtifs où on ne le distinguai­t pas, il laissait faire sa doublure. Je m’étais alors rendu compte que ça ne servait à rien de prendre ces choses trop au sérieux : ce n’est pas très utile et ça fait chier le monde sur le plateau.

Vous dites souvent que votre carrière vous ressemble, pourtant elle ne fait pas spécialeme­nt ressortir votre côté sympathiqu­e et bienveilla­nt.

Mon père a connu une carrière en dents de scie. J’ai beaucoup appris de ses bas. Du coup, j’ai toujours été très agressif par rapport à ce métier qui n’est pas vraiment rose. Plus jeune, j’étais anti- César, anti-Nouvelle Vague, anti-tout. Je voulais imposer mon style, nourri de culture hip-hop. J’ai toujours voulu qu’on me craigne. Je me rends d’ailleurs compte que lorsque j’arrive sur un plateau, les gens se demandent si je suis sympa. (Il sourit.)

D’où votre prédilecti­on pour les personnage­s torturés ?

Quand on montre les failles d’un homme comme Vidocq, ça renvoie à ce qu’on essaie tous de cacher derrière le vernis de la politesse et de l’éducation. Ces personnage­s disent davantage sur la nature humaine que ceux qui sont idéalisés.

« QUAND TU INCARNES, TU ES AUX PREMIÈRES LOGES, TU SAIS CE QUI SONNE JUSTE OU PAS. » VINCENT CASSEL

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Vincent Cassel
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Jean-François Richet et Vincent Cassel
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Vincent Cassel et James Thierrée
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Vincent Cassel et August Diehl

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