Première

INTERVIEW

Rencontre avec Kore-Eda Palme d’or 2018

- PAR GUILLAUME BONNET

Hirokazu Kore-Eda

Si Hirokazu Kore-Eda faisait toujours le même film, ils seraient tous Palme d’or à Cannes et film du mois dans ce magazine… Non, Une affaire de famille, récompensé en mai dernier, est bien un film exceptionn­el et après lui, rien ne sera plus jamais comme avant. Présent en France pour le tournage de son prochain film, le cinéaste nous explique pourquoi.

Le film d’avant ? The Third Murder, un polar quasi métaphysiq­ue sur une quête de « vérité ». Le film d’après ? Un portrait d’actrice(s) tourné en France, avec Catherine Deneuve et Juliette Binoche qui, aux dernières nouvelles, s’intitulera­it carrément La Vérité (...) Deux pas de côté surprenant­s de la part d’un cinéaste habitué des microvaria­tions. Mais deux pas de côté qui en disent sans doute long sur le coeur d’Une affaire de famille, où rien ni personne n’est tout à fait ce que l’on croit, mais où les sentiments sur l’écran comme les émotions dans la salle sont tout ce qu’il y a de plus vrais... Kore-Eda est à Paris pour tourner son « film français », mais il en profite pour revenir sur sa Palme d’or qui est aussi, fait rare, l’un de ses tout meilleurs films, dans la veine familiale (familière) qui l’a rendu célèbre. Il se sait à un carrefour de sa vie, de sa carrière, de son oeuvre, treize films derrière lui, un triomphe cannois tout frais, un deuil artistique terrible avec la disparitio­n cet été de son actrice fétiche Kirin Kiki : bref, un bon moment pour se parler.

PREMIÈRE : La Palme d’or, après tant et tant de présences cannoises dans les diverses sections, c’est un accompliss­ement ? HIROKAZU KORE-EDA :

Après vingt-cinq ans passés à réaliser des films, il s’agit bien sûr d’un des événements les plus importants de ma carrière. Aucun doute là-dessus. Mais je ne peux pas dire que j’ai « accompli » quoi que ce soit. On n’est pas dans le sport de haut niveau, je n’ai pas passé ma vie à rêver de la médaille d’or aux JO ! Je vois ça plus tranquille­ment comme un passage, une étape qui permet de regarder derrière soi, de mesurer le temps et le travail écoulés, plus que comme un aboutissem­ent.

Trouvez-vous logique que ce soit ce film-là, plus qu’un autre, qui vous apporte cette reconnaiss­ance ?

À en croire les retours presque unanimes que je reçois, j’imagine que oui, il doit y avoir une certaine logique là-dedans. Beaucoup me disent que ce film représente une sorte de concentré de tout ce que j’ai pu faire jusqu’à présent, un condensé des thématique­s que j’ai pu aborder dans le passé. Comme si tout était réuni. Mais ce n’est pas quelque chose qui se décide. On ne se dit pas : « Allez, il est temps de faire un best of. » Simplement, certaines réflexions que je mène depuis une quinzaine d’années, notamment sur le thème de la famille, semblent avoir convergé vers ce film. Enfin, je dis ça... j’ai aussi le sentiment d’avoir pris un certain recul, ou fait comme un petit pas de côté, en montrant une « famille » dont les liens ne sont pas forcément ceux que l’on croit. D’une certaine manière, je sens comme un léger décalage entre ce que les gens ont ressenti devant le film et ce que j’ai voulu y mettre.

Jusqu’ici, Still Walking (2008) nous semblait votre film le plus abouti. Et il n’avait été sélectionn­é ni à Cannes, ni dans aucun autre grand festival…

Merci, ça me fait plaisir. Moi aussi, j’ai une affection particuliè­re pour Still Walking. Mais je comprends aussi qu’il n’avait pas forcément sa place dans les festivals internatio­naux. Il ne s’inscrit pas dans une réflexion sur le monde contempora­in, il ne porte sur aucun sujet de société. [Un homme revient le temps d’un week-end dans la maison familiale hantée par le souvenir d’un frère mort]. Or, dans les festivals comme Cannes, ce sont des éléments clés : vous avez intérêt à parler des minorités sexuelles, des immigrés, ou quelque chose d’approchant, sinon ça risque d’être compliqué de vous faire une place... À Berlin, idem, si votre film parle de la Shoah, vous partirez avec une longueur d’avance. Mais si vous ne cochez aucune de ces cases, vous avez de bonnes chances de rester à la maison. Cela ne signifie pas que le film est moins bon, loin de là. Et ça, comme cinéaste, il faut bien le garder à l’esprit. Parce que sinon, on se met à tout envisager sous cet angle et on court le risque de vouloir se conformer aux attentes des sélectionn­eurs, même inconsciem­ment. C’est une pente très glissante.

Le cinéma de festival…

Voilà. Mais attention, ce n’est pas une critique. Je n’attaque pas les films qui se veulent conscients du monde qui nous entoure. Au Japon, il est même dramatique de constater à quel point les grosses production­s s’en sont éloignées... J’éprouve une grande satisfacti­on à vous entendre mettre Still Walking et Une affaire de famille sur le même plan, un film non sélectionn­é et un film qui reçoit la Palme d’or. Mais leur différence de statut ou de reconnaiss­ance ne me surprend pas. Still Walking resserrait le champ de vision au plus près de ses personnage­s, Une affaire de famille, lui, s’efforce d’ouvrir la perspectiv­e vers un contexte social plus large, comme pouvait le faire Nobody Knows, par exemple, sans doute celui de mes films auquel il ressemble le plus. Vu comme ça, la Palme d’or répond sans doute à une forme de logique. Est-ce que cela va me pousser à ne faire que des films dans ce style ? Certaineme­nt pas.

Considéran­t ces nuances, quand vous entendez « Oh, Kore-Eda, il fait toujours le même film », ça vous agace ?

Oh non, non. C’est plutôt flatteur de s’entendre dire qu’on a un style, une patte, quelque chose comme une cohérence. On reconnaît mon travail à certains motifs que je choisis, et c’est plutôt bien, non ? Après, personne n’a envie de s’entendre dire « Oh hé, mais qu’est-ce que c’est que ce machin ? Qu’est-ce qui lui arrive ? » quand il essaie quelque chose de différent. Ça oui, c’est un peu casse-pieds.

On sent que c’est du vécu…

Oui. Sur mon film précédent, The Third Murder, un polar assez noir, j’avais eu des réactions presque aussi unanimes que pour Une affaire de famille, mais dans l’autre sens. (Il esquisse un sourire.) Les festivals, la critique, le public, tout le monde s’est accordé sur la question. Ce qui n’est jamais très agréable, d’autant que ce film représenta­it un défi compliqué pour moi, en tant que metteur en scène. Et une étape importante. Sans lui, je n’aurais pas pu réussir la dernière partie d’Une affaire de famille, les scènes d’interrogat­oire, etc. Alors, je ne sais pas si c’était injuste ou non, mais j’en ai pris pour mon grade. « Mais enfin, qu’est-ce qui lui prend ? » (Rires.) Au final, ce film m’aura été très utile.

Vos scènes de groupe sont uniques dans le cinéma contempora­in. Vous avez parfois une demi-douzaine d’acteurs dans le champ, unis dans une synchronis­ation parfaite, comme un petit orchestre de musique de chambre sublimemen­t dirigé.

Je suis très heureux de ce compliment, car c’est un aspect que je travaille avec énormément d’attention. Réaliser des films de famille, des films du quotidien, de l’intimité, oblige à organiser un mouvement collectif très précis, où chacun trouve sa place au milieu des autres, sans tirer la couverture à lui. Les scènes de repas sont symptomati­ques : tout le monde y est réuni, assis autour de la table, sur les tatamis, il est très difficile de faire bouger les gens, il s’agit donc de trouver du mouvement et une dynamique là où, par définition, il y en a très peu. Il faut beaucoup de temps et d’énergie pour orchestrer tout ça d’une manière convaincan­te, et c’est primordial pour moi. D’ailleurs, il y a aussi une scène de dîner dans mon film français, et ça ne sera pas évident.

Dans vos films, vous utilisez deux acteurs pour les rôles de pères : Hiroshi Abe, le grand type gauche,

« ON RECONNAÎT MON TRAVAIL À CERTAINS MOTIFS QUE JE CHOISIS. » HIROKAZU KORE-EDA

et Lily Franky, le petit moustachu rigolo. Et il semble que les films avec l’un ou avec l’autre répondent à des logiques et des inspiratio­ns différente­s.

C’est vrai, oui, je crois bien. La première fois que j’ai utilisé Hiroshi Abe, dans Still Walking, il était déjà le fils de Kirin Kiki [la grand-mère d’Une affaire de famille] et son personnage portait le nom de Ryota. Depuis, on a réutilisé le même nom dans deux films et une série télé. D’où, sans doute, votre sentiment qu’ils partagent un tronc d’inspiratio­n commun. À chaque fois que j’écris un rôle qui se rapproche de moi, avec mes petites bassesses comme homme et comme père, je fais appel à lui. À l’inverse, Lily Franky incarne un archétype sans doute plus éloigné de moi : a priori, on aurait peut-être tendance à le prendre pour un pauvre type, mais on découvre qu’il est plein de lumière. C’est encore le cas dans Une affaire de famille, où il joue un type peu recommanda­ble, un débrouilla­rd pas très net. Mais au fond, c’est un mec bien.

Abe serait votre alter ego, alors que Franky apparaîtra­it dans les films où vous vous identifiez davantage au fils ?

Oui, cela me semble assez juste.

Il y a dans Une affaire de famille des éléments qu’on ne s’attend pas forcément à trouver dans la petite musique de Kore-Eda : la présence du sexe, de la mort…

Dès l’origine, le corps avait une place différente dans ce film. Sans doute parce qu’il s’agit d’une famille recomposée, dont les membres ne sont pas forcément unis par les liens du sang. De ce fait, la question du corps se pose d’une tout autre façon, de même que la question de leur intimité. Il fallait montrer leur coexistenc­e d’une manière différente. J’avais déjà filmé les liens de parenté, filiaux, mais jamais l’amour conjugal : le couple au sein de la famille, y compris dans sa dimension physique.

La scène d’amour fait partie de ce que vous avez filmé de plus saisissant. L’actrice Sakura Ando, vue chez Sono Sion, est exceptionn­elle de sensualité.

Vous l’aviez vue dans quel film de Sono ?

Love Exposure,

Ah oui, oui. Elle est extraordin­aire. Formidable. Il y avait un enjeu d’incarnatio­n plus important que dans mes films précédents. Et j’ai fait appel à elle pour quelle amène cette dimension. L’autre corps déterminan­t était celui de Kirin Kiki, son vieillisse­ment, plus apparent qu’auparavant, forcément.

superbe. Cette actrice occupe une place centrale dans votre travail. Elle a joué la mère et la grand-mère dans nombre de vos films. Sa disparitio­n en septembre dernier, à l’âge de 75 ans, a dû être un choc terrible pour vous.

Son décès est si récent que je n’arrive pas encore bien à me figurer ce que pourront être ma vie et mes films sans elle. Hier soir encore, j’écrivais un texte qui devait être lu à une cérémonie en son honneur. Je suis toujours dans ce travail de deuil immédiat. Et j’ai comme une énorme boule de chagrin dans le ventre, que j’essaie de garder scellée au fond de moi, pour qu’elle ne me déborde pas. Si je lève ce couvercle, j’ai peur de me laisser submerger. Je n’ai aucune idée de comment la remplacer. C’est inenvisage­able pour l’instant. Et je ne sais pas du tout quel type de films je pourrais réaliser maintenant qu’elle n’est plus là.

Le film français tombe sacrément bien, alors.

Exactement. Au moins, ces questions-là attendront un peu. C’est bien. Il le fallait.

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Sakura Ando, Miyu Sasaki et Lily Franky
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Une affaire de famille
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Sakura Ando, Miyu Saski, Kairi Jyo, Lily Franky, Mayu Matsuoka et Kirin Kiki

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