RENCONTRE
Guillaume Nicloux part aux Confins du monde
Guillaume Nicloux
Avec Les Confins du monde, Guillaume Nicloux signe un beau film de guerre qui passe du conflit indochinois aux troubles métaphysiques d’un homme perdu. Aidé par les prestations folles de Gaspard Ulliel et de Gérard Depardieu, le cinéaste poursuit son oeuvre multiforme et hallucinée. Rencontre.
Oubliés, la tête ronde et imberbe, le sourire affable du Nicloux des débuts. Quand on s’assoit face à lui, dans les bureaux de son attaché de presse, le réalisateur des Confins du monde ressemble à un vétéran. Silhouette fine, cheveux mi-longs lissés en arrière et barbe fournie. Ce qui frappe, c’est ce regard intense, posé, donnant le sentiment de quelqu’un qui aurait passé cette zone que Conrad appelait « la ligne d’ombre ». Depuis maintenant plus de vingt ans, Guillaume Nicloux poursuit une oeuvre multiforme qui prend constamment des chemins de fuite. Des polars auteurisants (Cette femme- là, La Clef) encadrant un thriller mainstream (Le Concile de pierre). Un film d’époque (La Religieuse) juste après une comédie noire (Holiday). Mais depuis Valley of Love (où il réunissait le couple Huppert/ Depardieu dans la vallée de la Mort), on note une inclinaison certaine pour les dérives existentielles et les expéditions mentales de personnages borderline. Les Confins du monde, son film le plus ambitieux, va plus loin encore. Il décrit, pendant la guerre d’Indochine, la longue marche d’un soldat à travers la jungle et son enlisement dans ses propres névroses. On retrouve les thèmes qui sillonnent sa filmo (la rébellion, la filiation ou l’héritage), mais comme portés à incandescence, rougis par le déphasage et le changement d’époque. Une bonne raison de faire le point sur une carrière hors-norme.
PREMIÈRE : Les Confins du monde n’est pas vraiment un récit historique ni même un film de guerre. C’est une évocation de l’Indochine, un film spectral sur la désintégration d’un homme qui se perd dans la guerre. Comment avez-vous trouvé la nature du projet ?
GUILLAUME NICLOUX : Il se trouve que Sylvie Pialat, ma productrice, et Olivier Radot, mon directeur artistique, m’ont tous deux parlé d’un fait historique. Le 9 mars 1945, les Japonais organisent un coup de force pour la reprise de l’Indochine et orchestrent un massacre dans toutes les garnisons françaises au nord du pays. Cet événement, qui m’était complètement inconnu, est devenu le point de départ du film. Je me suis documenté et rapidement mis à écrire. Parallèlement, me sont revenues toutes les
discussions que j’ai pu avoir avec Raoul Coutard, il y a vingt-cinq ans : dès l’instant où je l’ai rencontré jusqu’à sa mort, il n’a eu de cesse de me parler de l’Indochine. Il avait une forme de nostalgie pour cette époque, il était totalement habité par son séjour là-bas. Et moi, j’étais fasciné par son récit. Le film est nourri par ce genre de souvenirs. Vous l’avez connu comment, Coutard ? À l’époque de mes premiers films, qui étaient des projets expérimentaux avec des principes d’écriture automatique. Malgré la nature des films et leur financement anarchique, ils étaient tournés en pellicule, avec Michael Nyman à la musique et Raoul Coutard à la photo. On a collaboré pendant plusieurs années et durant l’écriture des Confins, j’ai été rattrapé par la manière dont il m’avait raconté ce pays. L’Indochine, ce n’était pas vraiment la même chose que de devoir partir faire la guerre en Allemagne. Il y avait la confrontation avec un autre monde, l’arrivée dans la jungle, la stupéfaction face au décor mêlée à l’horreur de la guerre. Il n’y a pas de guerre propre, on le sait bien, mais celle-ci était particulièrement sale. Il paraît que le script était beaucoup plus violent que le film… C’est vrai. Pourquoi avoir adouci la violence du scénario ? Il s’est dégraissé tout seul et a fini par trouver sa propre autonomie. J’avais posé des fondations qui ont disparu au fil des réécritures. Les Confins du monde démarrait par une grande scène de guerre, ultra violente, ultra spectaculaire, qui ne collait pas avec ce que le film a fini par devenir. Le récit s’est épuré pour se concentrer sur la quête existentielle du héros. C’était plus romanesque à l’origine, plus historique aussi. Et je m’en suis détaché petit à petit. La vérité historique ne m’intéresse pas. D’ailleurs elle n’existe pas. C’est le sentiment de la vérité qui m’intéresse. Coutard n’était pas du tout objectif quand il me racontait ses souvenirs d’Indochine et c’est précisément ça qui était bien. Vos films sont souvent hantés par des fantômes du cinéma français. Sur Les Confins du monde, plane celui de Coutard, sur La Religieuse, c’était celui de Rivette. Dans Valley of Love, on croisait le spectre de Maurice Pialat puisque vous reformiez le duo
d’acteurs de Loulou…
Oui, oui, les spectres sont là, c’est sûr. Mais pas seulement ceux du cinéma français. Dans Valley of Love, Gérard interprétait un père confronté au décès de son fils, sachant que sur le plateau il était bien obligé de m’appeler Guillaume, le prénom de son fils. Et moi, dans ce canyon où l’on tournait, j’y avais vu le fantôme de mon père... Donc oui, beaucoup de choses relèvent du fantomatique dans mes films. Ça va même plus loin : dans The End, Gérard m’interprète dans un de mes rêves. Et, au tout début des Confins, Gaspard Ulliel sort subitement d’un charnier, comme s’il ressuscitait après le suicide de Gérard à la fin de The End. Il y a des ponts irréels qui sont un peu troublants, je vous suis là-dessus. Votre filmographie est un peu « sinueuse »… (Rires.) Oui, un peu. On peut envisager le fantôme comme un bon motif pour la parcourir ? Je n’envisage rien. Je remarque quelque chose parce qu’on parle ensemble, je me mets à réfléchir parce que vous m’y obligez et qu’il m’arrive parfois de réfléchir là-dessus en discutant avec mes élèves de la Fémis. Ça fait longtemps que vous y enseignez ? Une quinzaine d’années. J’y suis présent de manière un peu erratique, selon mes disponibilités. Et vous leur apprenez quoi à vos élèves ? À se défaire de tout ce qu’on leur a appris. Être dans une écriture instinctive, découvrir le sujet en l’écrivant. Il ne faut pas présupposer ni rationaliser, il faut se laisser guider par ses pulsions, son instinct. Cette méthode offre quelque chose de très introspectif, ça tient un peu de l’analyse, d’ailleurs... C’est exactement la méthode de travail que vous nous décriviez pour Les Confins du monde. Oui, forcément, puisque c’est ma méthode. Pourtant, ce film nous semble à part dans votre filmographie : on a l’impression que c’est votre oeuvre la plus ambitieuse. Il y a deux familles de projets dans ma carrière : ceux qui se font sur une durée assez courte en termes de désir et de faisabilité, et ceux qui ont besoin d’être mûris pendant beaucoup plus longtemps, qui vont être nourris par les autres films que je fais entretemps et qui vont déstructurer ou restructurer l’idée de départ. Tout ceci est assez organique en fait : il y a deux chimies différentes pour moi. Les films spontanés, impulsifs, et les films plus réfléchis. Quels sont ces films plus « réfléchis » ? Depuis Holiday, je dirais La Religieuse et celui-ci. Qui sont aussi vos deux films les plus ambitieux formellement ? Non, je ne trouve pas. Vous ne trouvez pas que
Les Confins du monde ressemble à une sorte d’accomplissement formel ? C’est à vous de le dire. Il nous a semblé que c’était le cas, oui. Il nous a aussi semblé que vous aviez gagné en aisance technique. Non, je suis désolé mais je ne suis toujours pas d’accord avec vous. Alors, c’est peut-être lié à la photo de David Ungaro, qui a éclairé
Une prière avant l’aube ou 99 Francs. C’est la première fois que vous travaillez avec lui ?
« LA VÉRITÉ HISTORIQUE NE M’INTÉRESSE PAS. D’AILLEURS ELLE N’EXISTE PAS. » GUILLAUME NICLOUX
Oui, c’est Gaspar Noé qui me l’a conseillé. Je ne connaissais pas son travail mais je n’ai pas voulu voir les films auxquels il avait collaboré. J’ai fait confiance à Gaspar. Vous partagez avec Gaspar Noé cette réputation de franc-tireur, de réalisateur un peu hors sérail. Vous vous connaissez bien ? C’est le seul ami que j’ai dans ce métier. Pourquoi vous souriez ? Parce que votre réponse colle bien avec votre étiquette de franc-tireur. Je suis un franc-tireur parce que je ne vais pas aux avant-premières et aux soirées du milieu, et parce que je n’ai qu’un ami dans le cinéma, c’est ça ? Vous savez bien que c’est monnaie courante de jouer ce jeu-là. Oui, bon, peut être. Mais vous me parliez d’amitié. Ce n’est pas dans ces endroits que l’on tisse de vrais liens amicaux. Et puis, à mon âge, c’est difficile de se faire de nouveaux amis. On imagine que votre productrice, Sylvie Pialat (Les Films du Worso), avec qui vous avez fait sept films depuis Holiday, en 2010, est plus qu’une collègue de travail. Oui, oui. Notre rencontre a été particulière. C’était juste après Le Poulpe [1998]. À l’époque, un gros producteur m’avait demandé d’écrire l’adaptation d’un bouquin pour en tirer un film avec Johnny Depp et Vanessa Paradis – que je devais réaliser. C’était quel livre ? Le Réseau Melchior de Serge Bramly. Je peux vous raconter l’histoire de ce projet mais ça va nous éloigner un peu de Sylvie. Vous avez le temps pour une digression ? On est là pour ça. Bon, le gros producteur en question, c’était Christian Fechner. Il me propose donc cette adaptation. C’est un très gros projet avec un très gros casting. Je lui explique que j’ai une méthode particulière : je n’écris pas de synopsis, je lui livre directement le scénario dans trois mois. Il accepte. Trois mois après, je lui envoie le script. Il me convoque dans son bureau, il mâchonne son cigare, le scénario est posé sur sa table de travail : « Formidable votre script Guillaume. Formidable. Super. » Tout de suite, je me vois en train de réaliser un film avec Johnny Depp. Fechner enchaîne : « Mais j’ai plus envie de le faire. » « Quand même, Christian… » « Non, j’ai plus envie. » Fin de la conversation.
Au moment où je m’apprête à quitter son bureau : « Mais il y a un autre projet pour vous dont j’ai très envie. » Il me tend un scénario : « Lisez-le, réécrivez-le, et on démarre le tournage. Vous avez carte blanche. » Bon, on lance tout, le tournage, les repérages, le casting. Tout est prêt. Beaucoup, beaucoup d’argent a été dépensé. Et un beau jour, Fechner m’appelle : « Guillaume, on va arrêter, j’ai plus envie de ce projet. » Ils n’étaient pas si nombreux à pouvoir se le permettre. Aujourd’hui c’est marrant, mais à l’époque, un an de ma vie est parti en fumée parce que Fechner n’avait plus envie. Bon, c’était très bien payé. Mais pour rien. La déprime pointait le bout de son nez. Et là, je reçois un coup de fil de Sylvie Pialat : « Maurice a envie d’adapter un de vos livres, vous voulez bien lui donner les droits ? » Ça m’a redonné une certaine confiance et l’envie de refaire du cinéma – alors que j’avais décidé d’abandonner. Et puis voilà, Sylvie devient productrice et on finit par travailler ensemble quelques années plus tard. On a l’impression que c’est en rencontrant Sylvie Pialat, et après l’énorme échec du Concile de pierre, que vous avez fini par trouver votre identité de cinéaste. C’est particulier de réfléchir là-dessus parce que Le Concile est sorti pendant que je tournais La Clef. Du coup je n’ai pas vraiment vécu son accueil réfrigéré, c’est le moins qu’on puisse dire. J’ai eu cette chance. Une fois que les films sont terminés, ils sont derrière moi. Oubliés. L’insuccès du Concile de pierre a tout de même sonné le glas de votre carrière « mainstream »... Oui, je ne sais pas. Peut-être. Vous ne voulez pas en parler ? Ah mais si, pas de problème. Il y avait ce budget conséquent, et puis Deneuve, Bellucci, un tournage en Mongolie, une forêt reconstituée en studio : je rentrais soudainement dans une mythologie de cinéma qui m’intéressait, même si le film était assez éloigné de ma sensibilité. Il y avait deux sphères qui se télescopaient et ça se voit à l’écran. Je ne tournais qu’une prise par plan par exemple, un truc qu’on ne fait jamais dans ce genre de grosses productions. Cette radicalité se sent, même dans le look androgyne de Monica. Il y avait une envie de gripper la machine. Et au final c’est la machine qui vous a grippé. Non, non pas du tout. Vous savez, il n’y a que deux choses qui me motivent : le danger et l’intensité. Sur Le Concile, de ce point de vue-là, j’ai été servi au-delà de toute espérance. On ne fait jamais les choses par hasard, c’était ce que j’avais envie d’essayer à ce moment-là. Et ça a nourri mes films suivants. Vous envisagez votre travail comme un grand tout ? Les films sont poreux. Le cinéma est trop imbriqué dans ma vie, et ma vie est trop imbriquée dans mes films pour que je trace des frontières précises. De fait, chaque film est une expérience. Une expérience artistique et aussi une expérience de vie. Un prototype à tous les coups, donc. J’essaie. Avec l’âge, je deviens un peu moins arrogant et prétentieux par rapport à mon désir de radicalité. Quand j’étais jeune, même Coutard je ne l’écoutais pas, jamais. C’est fini, maintenant j’écoute. Mais je déteste toujours l’unanimité, c’est ce qu’il y a de pire pour un metteur en scène, un artiste. S’il n’y a pas de débat, pas de friction, pas de colère, qu’est-ce qu’il reste ? C’est quoi votre moteur ? Moi, c’est le danger et l’intensité qui m’obsèdent. Encore une fois, c’est très personnel ce que je vous dis, ça ne s’applique qu’à moi. Ce n’est pas de la théorie. Au bout de vingt-cinq ans de carrière, on a l’impression que vous êtes complètement étanche à la logique industrielle du cinéma français. Vous tournez énormément, et peu importent les scores de vos films, vous ne vous arrêtez jamais de tourner, pour la télé, le cinéma, l’e-cinema... (Il fait mine de toucher du bois sur la table devant lui.) Oui, oui, ça fait vingt-sept ans qu’on me laisse faire mes films. Comment faites-vous ? Je ne sais pas, j’ai de la chance. (Il sourit.) Un exemple précis : votre film le plus ouvertement expérimental, The End,
« LE DANGER ET L’INTENSITÉ M’OBSÈDENT. » GUILLAUME NICLOUX
a été entièrement financé par TF1. C’est très fort quand même. TF1 finance 100 % du film, oui. (Rires.) À l’origine, ça devait être Arte, mais on voulait tourner le film pendant l’été avec Gérard [Depardieu]. Sauf que le comité d’Arte ne se réunissait qu’au mois de septembre. TF1 s’est alors engouffré dans le projet, et ça s’est très bien passé. Ils avaient besoin à ce moment-là d’un projet avec une star pour mettre en avant leur plateforme d’ecinema. Je me rends compte en vous parlant que beaucoup de mes films ont été financés ou cofinancés par TF1 : Une affaire privée, Cette femme-là. La Clef, c’est M6. C’est un peu aberrant, oui. Mais c’est excitant que ces gros groupes prennent des risques avec un réalisateur comme moi, dont l’identité est assez obscure pour eux. Vous voulez dire qu’ils ne savent toujours pas qui vous êtes ? Je ne sais pas, il faut leur demander. J’aime bien aller boire un café avec eux, discuter de cinéma, mais je ne sais pas s’ils connaissent vraiment mon identité, non. Le danger et l’intensité, c’est moyennement leur truc en général… Oui, mais on peut se rencontrer sur une chose : je cherche des moteurs primaires, qui sont ceux du ventre et non de la tête. C’est le désir qui est toujours le moteur... Et ça, c’est assez universel. Après, je ne vous parle pas d’un désir qu’on expliquerait avec Michel Onfray. Je parle d’un désir plus proche de Duras, qu’on a du mal à définir, et qu’on désire précisément parce qu’on a du mal à le définir. Ça c’est beau. Moi, j’aime quand ça échappe au raisonnement, c’est ce qui m’aide à accepter que je suis plusieurs à l’intérieur. C’est pas trop abscons ce que je vous raconte ? Non, enfin ça définit bien votre filmographie, « un désir indéfinissable », « échapper au raisonnement », « être plusieurs à l’intérieur »… Faire des films, c’est accepter de lâcher prise. C’est comme ça qu’on finit par trouver sa place. Enfin, encore faudrait-il qu’il y ait une place. On peut aussi rester debout.
LES CONFINS DU MONDE
De Guillaume Nicloux • Avec Gaspard Ulliel, Guillaume Gouix, Gérard Depardieu… • Durée
1 h 43 • Sortie 5 décembre • Critique page 103