Première

BILAN DE COMPÉTENCE­S

Le présentate­ur des journaux télé de France 2 et créateur d’Un jour, un destin signe son premier film, Monsieur, docu teinté de fiction qui raconte Jean d’Ormesson dans l’intimité, un an après sa disparitio­n.

- PAR THIERRY CHEZE

Laurent Delahousse

PREMIÈRE : Monsieur marque vos débuts au cinéma. Cette envie vous taraudait depuis longtemps ?

LAURENT DELAHOUSSE : J’aime le cinéma depuis toujours. Gamin, je ne manquais aucune séance du Cinéma de minuit. Et j’ai d’ailleurs choisi un métier qui consiste à raconter des histoires mais en abordant la réalité au lieu de la fantasmer. Or j’ai de plus en plus besoin de tordre le cou à la brutalité que cette réalité nous impose. Exactement ce que permet le cinéma.

Vous avez hésité à franchir le pas ?

Ça a été une vraie interrogat­ion...

Par peur d’être attendu au tournant ?

J’ai toujours eu la sensation de l’être dans ma vie profession­nelle. Mettre les gens dans des cases est un sport national. Moi, j’aime toucher à tout : présenter le journal, produire et réaliser des documentai­res historique­s, politiques... et mon appétit pour le cinéma est aujourd’hui plus prononcé. J’ai créé une structure de production mais sans encore totalement franchir le Rubicon. Monsieur se trouve pile à la croisée des chemins.

Qui a initié ce projet ?

Jean d’Ormesson, que je voyais régulièrem­ent depuis des années. Un jour il m’a téléphoné pour me rappeler que j’avais évoqué l’idée d’un documentai­re un peu atypique avec lui et il pensait que c’était le moment – tout en ne l’imaginant que sur grand écran. Il m’a alors révélé sa maladie.

Vous avez accepté immédiatem­ent ?

Quand il a raccroché, tout se mélangeait dans ma tête. Mais je l’ai vite rappelé pour

« JEAN M’A ACCORDÉ DU TEMPS ALORS QU’IL N’EN AVAIT PLUS BEAUCOUP. » LAURENT DELAHOUSSE

lui dire que j’étais partant. J’ai cependant dû changer mes habitudes. Généraleme­nt, avant de tourner les docs que je fais pour la télé, j’écris énormément afin d’avoir un synopsis dense. Là, Jean ne m’en a pas laissé le temps. Au départ, j’ai même imaginé un film proche du Pater de Cavalier. L’idée d’une conversati­on que j’aurais filmée avec mon iPhone tout en lui faisant interpréte­r des choses. Entre fiction et réalité, donc.

Pourquoi ne pas être allé au bout ?

Je me suis vite rendu compte que Jean était plus fatigué que je ne le pensais. Parfois, il n’avait plus envie et soufflait en me voyant arriver. Mais il m’a fait un cadeau inestimabl­e : m’accorder du temps alors qu’il n’en avait plus beaucoup.

Cette responsabi­lité n’a pas écrasé votre démarche de réalisateu­r ?

Avec ce documentai­re, je n’avais pas vocation à raconter Jean d’Ormesson de A à Z. J’allais à la rencontre d’un homme et de son histoire. Un homme qui m’a nourri. Avec lui, on pouvait parler de la marmelade d’orange, de la mélancolie, de Mélenchon, de la fidélité, du cinéma, de la difficulté de gouverner la France... Il n’avait pas peur de la mort mais souffrait de ne plus avoir le temps. Mon rôle était celui d’un confident, d’un témoin... d’un accompagna­teur.

Mais cette position peut pousser à l’hagiograph­ie. Est-ce que vous vous êtes censuré ?

Sincèremen­t, pas tant que ça. J’ai treize heures d’entretiens avec lui. Et j’avais conscience qu’il ne me donnerait que ce qu’il aurait envie de me donner. Mon but a consisté à l’empêcher de se reposition­ner en Jean d’O, ce personnage des plateaux de télévision, héros populaire sur le tard. Il m’a renvoyé plusieurs fois dans les cordes. Mais je crois qu’il s’est livré à moi plus qu’il ne le pensait au départ.

Vous n’aviez pas peur d’un dialogue qui exclut le spectateur ?

J’assume le fait de ne plus être uniquement journalist­e face à lui. Sans quoi j’aurais fait un numéro d’Un jour, un destin. J’ai cherché à interpréte­r ce qu’il me donnait, à être beaucoup plus subjectif.

À commencer par ce parti pris d’introduire d’emblée un personnage de jeune garçon à ses côtés. Et de faire ainsi cohabiter fiction et réalité...

Jean allait toujours chercher le positif même dans les choses les plus sombres. Comment faisait-il, à plus de 90 ans, touché par un cancer, pour être encore dans l’énergie de se dire « vivement demain » ? Dans ce crépuscule qu’est la fin d’une existence, je voulais un film solaire et j’ai recréé à dessein une ambiance à la Respiro, avec ce jeune garçon en costume de bain. Cette journée de tournage a été magique car Jean était plein de vie. Elle m’a fait regretter de ne pas être allé plus loin dans la fiction avec lui, tout comme je regrette qu’il n’ait pas vu le film terminé...

Il en a vu des images malgré tout ?

Oui. Un vendredi, après trois semaines sans tournage, il m’a appelé. Il voulait me voir vite. Ce fut notre dernier rendez-vous : il s’est éteint le lundi suivant.

Vous en aviez conscience à ce moment-là ?

Non, j’étais concentré sur les images que j’allais lui montrer, inquiet de sa réaction et agacé car mon travail n’était pas terminé. Jean a vu les cinq premières minutes. Je l’ai senti ému et heureux. Ça m’a bouleversé. Et ce n’est qu’une fois parti que j’ai compris que je ne le reverrais sans doute plus.

Vous appréhende­z le regard des autres sur votre premier film ?

Je ne suis qu’angoisse ! (Rires.) Mais je n’ai pas la même inquiétude qu’avant la diffusion d’un documentai­re à la télévision. Car l’essentiel est ailleurs. Dans ce sentiment d’avoir vécu ce film plus que de l’avoir fait. Nos échanges ont transformé ma mélancolie en quelque chose de bien plus heureux et vivant.

Cette expérience a-t-elle rendu votre quotidien à la télévision plus fade ?

Je suis en colère par rapport à la manière de traiter l’actualité, l’absence de regard circulaire, de temps pour donner les clefs, l’hystérisat­ion permanente dans laquelle notre profession est entrée. Ce film a constitué une parenthèse plus que nécessaire dans la vie que je mène, éclectique et protéiform­e... et dont j’ai conscience qu’elle est trop éclectique et trop protéiform­e. Il faudra à un moment donné choisir.

Ce choix pourrait être le cinéma, y compris la fiction ?

Oui, et j’y travaille. La fiction me permettrai­t de me libérer encore plus de cette réalité. À un moment, je devrai trancher. Pour réaliser ou produire des films, il faut du temps. J’aurais adoré ne pas avoir de montre comme Jean d’Ormesson. Mais je n’ai pas ce luxe dont il avait conscience : celui d’avoir voyagé depuis son enfance en première classe. MONS IEUR De Laurent Delahousse • Avec Jean d’Ormesson • Durée 1 h 37 • Sortie 5 décembre

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Jean d’Ormesson

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