Première

PREMIÈRE CONFIDENTI­EL

Vu d’ici, Leto est un film pop tout à fait séduisant. Pour le public russe, c’est le biopic de deux légendes locales... qui a mis en rogne les gardiens du temple.

- PAR MICHAËL PATIN

Leto de Kirill Serebrenni­kov

Mike Naumenko. Viktor Tsoi. Ces noms ne vous disent rien si vous n’avez pas vu Leto de Kirill Serebrenni­kov. Ou, plus généraleme­nt, si vous n’êtes pas russe. Cette méconnaiss­ance a l’avantage d’abolir tout préconçu. Ce sera, pour vous, le récit d’un passage de flambeau (entre Mike, rockeur d’arrière-garde, et Viktor, le petit génie qui cherche sa voie) ; une histoire de jeunesse, de passion et d’amitié, interrogea­nt la solubilité des mythes rock dans le monde soviétique du début des années 80. Mais pour le public russe, les enjeux sont autres : il s’agit de rendre justice à des légendes de la musique. En particulie­r Tsoi, dont l’oeuvre et la personnali­té font l’objet d’un culte national. Considéré sous l’angle du biopic, c’est un autre film qui s’offre au jugement et les gardiens du temple ne sont pas tendres avec celui-ci. Ainsi, Boris Grebenshch­ikov, l’un des pères fondateurs du rock russe, qui a vécu cette période de l’intérieur, a déclaré que le scénario était « un mensonge du début à la fin », inventé par « des gens d’une autre planète ». Un avis partagé par Vladislav Parshin, chanteur du groupe Motorama [ Many Nights, le nouvel album du groupe est disponible depuis le 21 septembre chez Talitres] et descendant direct de Tsoi et Naumenko. « Le film les montre comme des hipsters, ce qui est un contresens total. On a l’impression qu’ils ne pensaient qu’à l’argent, aux fringues et aux belles guitares. Alors qu’en réalité, ils étaient profondéme­nt ancrés dans la culture russe. Ils voulaient du changement, c’est vrai, mais pas celui proposé par la société capitalist­e. »

Undergroun­d vs. mainstream

Pour Parshin, Leto a les défauts du « film de festival » [le film était à Cannes cette année], flattant l’anticommun­isme supposé du public occidental à travers une caricature du système qui encadrait alors les musiciens (le Leningrad Rock Club, où ils se produisaie­nt, était contrôlé par le KGB). « Dire qu’il était interdit de manifester son enthousias­me sur scène ou dans le public est très exagéré. De même que Naumenko est montré comme un copiste inoffensif, alors qu’il n’hésitait pas à remettre en cause l’autorité dans ses textes. Il y avait de la place pour la critique, tout n’était pas aussi verrouillé qu’on voudrait nous le faire croire. » Un problème de fond qui trouve selon lui écho dans la forme. Outre les séquences de musical animées comme des clips MTV vintage, il y a la BO du musicien star Roman Bilyk (qui joue aussi le rôle de Naumenko), symbole en Russie d’une pop apolitique et grand public, avec le groupe Zveri. C’est la lutte sans fin de l’undergroun­d contre le mainstream, celle qui fait que les fans du rock de Manchester, pour ne prendre qu’un exemple, ont pu détester Control et adorer 24 Hour Party People. Cela ne suffira pas à gâter notre affection pour Leto. Seulement, on sait désormais que son charme n’a rien à voir avec une quelconque pertinence historique ou continuité esthétique.

LETO

De Kirill Serebrenni­kov • Avec Teo Yoo, Roman Bilyk, Irina Starshenba­um… • Durée 2 h 06 • Sortie 5 décembre

• Critique page 102

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