A Brighter Summer Day
Disparu mondialement depuis sa sortie en 1992, pris dans un imbroglio de droits enfin éclairci, le voici, le voilà, le jour d’été plus brillant d'Edward Yang. Avec chansons d’Elvis, massacres lycéens et amour tragique.
Le garçon cause peu. Un vrai taiseux. Un teenage boy taïwanais du début des sixties (le film commence en 1959, puis bascule dans la décennie suivante, histoire derappeler qu’il se situe à une charnière culturelle et historique). On est à Taïwan, à peine dix ans après l’avènement de la Chine communiste, en pleine dictature du Kuomintang (le parti nationaliste de Tchang Kaï- Chek, bouté hors du continent par la victoire de Mao). L’enfer bureaucratique est partout, les écoles, la police, la radio, le regard des voisins, la suspicion. On parle plusieurs langues, avec des noms différents suivant le dialecte utilisé, sans compter les sobriquets « rock’n’roll » dont s’affublent les gamins de deux bandes rivales, qui ont trop regardé La Fureur de vivre. Tiger, Airplane, Sex Bomb, Sly... des noms qui font bizarre sur leurs petites frimousses de gosses asiatiques à peine assez vieux pour tenir la main des jolies filles en se promenant à travers champs. Mais ces noms peuvent aussi faire peur, une nuit de typhon déchaîné, zébrée d’éclairs et de coups de sabres, alors que le quartier est frappé par une coupure d’électricité et que les deux bandes s’entre-massacrent, aidées par des gangsters du coin.
COCKTAIL EXPLOSIF. Le film a trois grands axes : la rivalité des deux bandes ; l’amour timide d’un gamin envers la petite amie d’une figure légendaire du « gang du parc », dont le retour aboutira au désastre, comme dans un bon western ; et, en arrièrefond, un contexte de chaos politique, géographique (beaucoup de Taïwanais sont des Chinois déplacés) et culturel, alors que la pop culture US (cinoche, Converse et rock’n’roll) et les sabres japonais (abandonnés dans les greniers des maisons après cinquante ans d’occupation) prennent en sandwich des traditions chinoises ballottées. Près de trente ans avant Roma d’Alfonso Cuarón, Edward Yang faisait déjà le geste de recréer ses souvenirs de jeunesse dans un entrelacs de plans-séquences topographiques, semblant visiter une ville entière, ses rues, ses bidonvilles, la campagne environnante, les hangars, les terrains vagues, les bâtiments officiels comme s’ils étaient là sans même avoir besoin de les reconstituer, à portée de caméra, mais qu’à la fois ils appartenaient à la dimension du rêve. Ce film phénoménal, ahurissant de violence et de douceur, d’empathie et de stupeur mêlées avait disparu depuis son passage dans les salles françaises dans une version coupée d’une quarantaine de minutes en 1992. Depuis, il n’était nulle part, si ce n’est dans les listes des plus beaux films de tous les temps, dressées par des revues anglophones comme Film Comment ou Sight & Sounds. Il avait fini par acquérir une dimension mythique. On s’échangeait des copies d’un Laserdisc chinois pirate. On se vantait de l’avoir vu à l’époque, quand la grande vague du cinéma taïwanais (Hou Hsiao-Hsien, Edward Yang, Tsai Ming-Liang) ne faisait que commencer. Une vague qui a eu le temps de se retirer depuis. Yang est mort trois films plus tard en 2007 (trois films qui attendent à leur tour une réédition), Hou Hsiao-Hsien n’en a tourné qu’un depuis sa disparition ( The Assassin, en 2015, avec Chang Chen, l’ado de A Brighter Summer Day, dans le rôle du prince) et Tsai Ming-Liang enchaîne désormais documentaires et courts métrages pour le monde de l’art contemporain. En vingt-cinq ans, A Brighter Summer Day était devenu un mirage, un passé qui ne réapparaissait plus que lors de projections dans les sections « classics » des festivals. Mais il est là, intact, vivant, vibrant. Touffu et ligne claire, complexe et limpide, sombre et éblouissant. Le Bright (lumineux) de la chanson d’Elvis, Are You Lonesome Tonight, ne suffisait pas. Il fallait plus. Incandescent. Presque aveuglant. Comme une comète, un éclair ou un amour adolescent. Brighter.