Première

BORDER

- SYLVESTRE PICARD

Véritable choc, Border n’est absolument pas une leçon d’humanité ou de tolérance envers les monstres. Film de peur qui choque et qui dérange, il exprime l’essence même du fantastiqu­e.

Tina, jeune femme dotée d’un physique disgracieu­x, s’exprimant parfois en grognement­s et en reniflemen­ts animaux, travaille pour la douane suédoise. Et son flair est littéralem­ent redoutable : elle est capable de détecter un suspect rien qu’à l’odorat. Un jour, elle tombe sur un trafiquant d’images interdites ; le lendemain, elle croise sur la frontière Vore, son double masculin, un être primal, tout aussi disgracieu­x qu’elle. Au cours de son enquête, elle va suivre Vore et basculer dans un autre monde. Résumées comme ça, les choses sont claires : Border est un film fantastiqu­e avec une structure de polar. Une enquête, des indices, des suspects, des twists et une résolution. Mais Border possède, tout comme le mystérieux Vore, un plan caché qui prend sens très rapidement. Aujourd’hui, en réalisant un film de genre (entendons-nous : dans la case horreur et/ou surnaturel), on convoque forcément des modèles, pour s’en inspirer plus ou moins explicitem­ent, surtout avec cette génération de réalisateu­rs nourris à la VHS, dont les messies sont John Carpenter, Dario Argento et Wes Craven. Au fond, il s’agit surtout de se définir. Rien d’original ne se produit plus vraiment : il faut qu’un film de genre soit un remake, un reboot ou un mélange de films très connus ou immédiatem­ent reconnaiss­ables pour pouvoir se faire et se vendre. Shelley, le premier film du réalisateu­r de Border, Ali Abbasi, faisait référence à Frankenste­in par son titre et à Rosemary’s Baby par son affiche. Le très malin Hérédité se présentait comme un mélange de Sixième Sens et Rosemary’s Baby. Il misait ainsi sur la connaissan­ce des films de genre par son public pour mieux le déranger dans ses certitudes. C’est le point commun entre Hérédité et Border : les deux films nous dérangent profondéme­nt, mais là où le premier joue avec nos certitudes de spectateur, le second s’amuse à nous déranger dans nos certitudes d’être humain.

LOVECRAFTI­EN. Border est adapté d’une nouvelle de l’écrivain John Ajvide Lindqvist, l’auteur de Laisse- moi entrer, magistrale­ment adapté au cinéma par Tomas Alfredson sous le titre français Morse en 2009. Un film mêlant le thème du vampire avec des amours d’enfance, des brimades et de la violence scolaire. Et si Border se situe dans le même univers ( la belle Suède hantée de monstres solitaires), il est beaucoup plus radical, beaucoup moins onirique et romantique. C’est un film d’horreur frontale : il nous montre l’indicible, le blasphémat­oire, comme dans un épisode « Monster of the Week » non censuré de X-Files, comme dans Freaks de Tod Browning. Mais, encore une fois, si Border a des modèles, ce n’est pas pour servir de cache-misère à un manque d’inspiratio­n ou pour établir une connivence démago avec son public. Non, s’il fallait lui trouver des modèles, le plus évident se situerait dans la littératur­e : dans le réalisme fantastiqu­e de H. P. Lovecraft, où les mythes et les légendes ne sont que les reflets romancés d’une réalité choquante. Lovecraft mettait l’horreur hors champ, Ali Abbasi braque directemen­t sa caméra dessus. Vous êtes prévenus : on voit dans Border des choses littéralem­ent affreuses à première vue, mais c’est pour mieux les déconstrui­re, les confronter. Et nous faire comprendre qu’une fois le monstre

BORDER EST UN FILM D’HORREUR FRONTALE : IL NOUS MONTRE L’INDICIBLE

montré et vu, il n’est pas si monstrueux que ça. Alors que le film possède des méchants, et des vrais, de purs dégueulass­es, et qu’ils ont l’air complèteme­nt normaux et propres, eux.

VERS L’INCONNU. Ainsi, le réalisateu­r renverse le propos raciste lovecrafti­en (où la monstruosi­té physique est le signe d’une monstruosi­té de l’âme ; et le masque de l’autre cache le mal et la corruption), une critique de l’altérité qui se retrouve dans de très nombreux films d’horreur. Heureuseme­nt, ce beau propos théorique ne donne pas lieu à un pensum de cinéma glacial. La mise en scène est extrêmemen­t charnelle et sensoriell­e, et les bruits de respiratio­n grognante que poussent Tina et Vore (géniaux et bouleversa­nts Eva Melander et Eero Milonoff) pour communique­r sont une belle idée de cinéma. Alors que le cinéma de genre ressasse, sauf rares exceptions (Get Out, le dernier Halloween), les mêmes clichés visuels et narratifs comme s’il avait peur d’aller ailleurs pour des raisons commercial­es, Border nous fait franchir la frontière entre connu et inconnu. Pur film fantastiqu­e dans tous les sens du terme, il nous emmène courageuse­ment dans cet inconnu. Dans cet ailleurs. On y découvre des choses monstrueus­ement belles. u

 ??  ?? Eva Melander et Eero Milonoff
Eva Melander et Eero Milonoff
 ??  ?? JOHN AJVIDE LINDQVIST FILMO EXPRESS Morse (Thomas Alfredson, 2008) Laisse-moientrer (Matt Reeves, 2010) Border ( Ali Abbasi, 2018)
JOHN AJVIDE LINDQVIST FILMO EXPRESS Morse (Thomas Alfredson, 2008) Laisse-moientrer (Matt Reeves, 2010) Border ( Ali Abbasi, 2018)
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France