INTÉGRALE NURI BILGE CEYLAN
Tous ses films, huit en vingt ans, réunis par Memento dans une boîte qui les met à égalité, sans en masquer les différences. Il était une fois un très grand cinéaste turc...
Dans les intégrales, il n’y a pas vraiment besoin de bonus. Les films en font office les uns pour les autres ; ils se complètent, se répondent, se commentent, se raturent rageusement pour mieux réécrire par-dessus. La question de l’intégrale est celle de la mise en perspective, du bilan et de l’heure des comptes. Il faut savoir choisir son moment, ne surtout pas la compiler n’importe quand. La dernière fois que l’exercice a été tenté en France pour Nuri Bilge Ceylan, c’était en 2009, il y avait cinq films dans le coffret. Un peu moins d’une décennie plus tard, il faut en rajouter trois. Et trois qui pèsent lourd : neuf heures de métrage, un Grand Prix cannois (de plus) pour Il était une fois en Anatolie (2011), la Palme d’or pour le manifeste shakespearo-bergmanien Winter Sleep (2014) et le pompon Première pour Le Poirier sauvage. Trois films qui changent radicalement l’impression globale laissée par la trajectoire du cinéaste. En s’arrêtant aux Trois Singes (2008), il y avait certes un début (Kasaba, en 1997, film de poète plasticien en noir et blanc sur les âges de la vie, l’onirisme de la nature, la place de l’homme dans le monde et la dialectique entre ceux qui partent et ceux qui restent) mais il n’y avait pas vraiment de destination satisfaisante : juste quatre autres beaux films égrenés comme des petits cailloux chercheurs sur un chemin dont le but n’était pas facile à identifier. Quatre beaux films s’éloignant chaque fois un peu plus du point d’origine, à mesure qu’on s’approchait de la ville et des problématiques de la petite bourgeoisie. Tout juste pouvait-on remarquer que les Trois Singes était le plus narratif, le moins ouvertement tarkovskien (surtout après Uzak, entre hommage, citation et pastiche), le premier aussi sans aucun membre de la famille Ceylan à l’écran, juste après l’autofiction numérique des Climats en 2006, écrit et joué par Nuri Bilge lui-même en compagnie de son épouse Ebru Ceylan.
S’il était sorti juste après le triomphe cannois de Winter Sleep, ce coffret aurait été la chronique du chemin triomphal d’une bête à concours vers la consécration, le Angelopoulos turc pour aller vite, auteur de films systématiquement acclamés dans les compétitions des plus grands festivals européens (deux Berlin suivis par un carton plein cannois), avec les honneurs des palmarès comme unique boussole. Compilé après Le Poirier sauvage, c’est une tout autre image qui apparaît.
MELANCHOLIA. On dit souvent que toute l’oeuvre d’un cinéaste est contenue dans la promesse de son premier long. Au contraire, Ceylan n’a eu de cesse de s’en éloigner, film après film, comme ses personnages mélancoliques, obsédés par le désir de quitter leur campagne natale. Simplement, après les voyages, les errances et les tentatives loin de chez soi, culminant dans le dédale métaphysique et satirique d’Il était une fois en Anatolie, tout porte à croire que le cinéaste avait pris rendez-vous avec lui-même. Ainsi, Le Poirier sauvage est une réactualisation saisissante de Kasaba, sept longs métrages plus loin, son upgrade en couleur, presque une réplique au sens sismique du terme, quand le tremblement de terre a eu lieu mais que sa conséquence jumelle, parfois encore plus dévastatrice, reste à venir.
D’un coup, la filmographie de Ceylan devient sa propre métaphore, l’histoire d’un envol majestueux puis d’un retour à la maison, à ses racines. Un retour sur soi, chez soi, alors que la barrière symbolique des 60 ans est à portée de caméra. Aucun doute, c’était le bon moment pour tout réunir et pour tout revoir. L’instant où Ceylan luimême nous invite à mesurer le chemin parcouru et à évaluer le cinéaste colossal qu’il est devenu, à tâtons, lentement mais sûrement. Voilà qui donne à cette intégrale des allures d’oeuvre complète, à tous les sens du terme. La suite sera un grand point d’interrogation.