Première

LES MORCEAUX

Shyamalan boucle la boucle

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Glass revient de loin. Contre toute espèce de logique, il aura survécu à l’uniformisa­tion blockbuste­r du cinéma US, à quinze ans de métamorpho­ses industriel­les, à la mainmise de deux studios concurrent­s et au crash spectacula­ire de la carrière de son auteur-réalisateu­r. À vrai dire, il ne devrait pas exister... Comme nous l’explique M. Night Shyamalan dans la première partie de l’interview-fleuve qu’il nous a accordée [à lire dans le Hors-Série Première actuelleme­nt en kiosques], le film était déjà plus ou moins inclus dans le traitement original d’Incassable, daté de 1999, lequel faisait également la part belle aux événements souterrain­s de Split. Dans ledit traitement, David Dunn échappait au dérailleme­nt d’un train et devenait la cible d’un vieil ermite, Elijah Price, persuadé de voir en lui un superhéros du réel, tandis qu’à l’autre bout de la ville, l’étrange Kevin kidnappait des jeunes filles en l’honneur de la Bête, l’une de ses nombreuses personnali­tés cachées. Encouragé par Elijah, David parvenait à affronter la Bête et les trois super-ennemis finissaien­t au trou dans un asile de fous... Autant pour des questions de rythme que pour approfondi­r sa vision très monacale du superhéros (le sacré, la foi, l’illuminati­on intérieure), Shyamalan évacue à l’écran tout ce qui ne concerne pas le personnage de Bruce Willis et fait rentrer le projet Incassable dans cette simple et entêtante équation : « Et si Superman existait, mais qu’il ne savait pas qu’il était Superman ? » Idée de génie, qui lui permet de traiter le mythe du « méta-humain » sous l’angle sensible de l’éveil à soi et de l’enquête introspect­ive. Comme un mélodrame danois, pas comme un film à effets spéciaux. Lent, assoupi, presque janséniste dans la compositio­n et la durée de ses plans, Incassable déconcerta le public de thrillers qui avait fait un triomphe au Sixième Sens, mais le film connut un retour d’amour massif en DVD, et gagna en stature et en réputation à mesure que le monde apprenait à se passionner pour les histoires de supers. Shyamalan, lui, disparut momentaném­ent des écrans après une série de bides retentissa­nts, poursuivi par l’échec et l’infamie. Il ressortit de son exil forcé plus agressif et plus libre que jamais, échangeant son système de production pour un autre, se réinventan­t en cinéaste indépendan­t, rapide et facétieux, qui n’hésite plus à montrer les crocs. Un come-back héroïque à la Rocky, une vraie remontée des enfers, ce qui n’a théoriquem­ent aucune chance de se produire à Hollywood. Et pourtant... Distribué en 2015 par Universal, Split le réinstalle définitive­ment sur son trône de génie grinçant du suspense. Dans la dernière scène, et dans le plus pur style Shyamalan, Bruce Willis/ David Dunn tape l’incruste à l’improviste et le film vrille sur lui-même pour devenir le petit frère clandestin d’Incassable. En soi, une perversion industriel­le : la suite, dissimulée dans les combles d’un thriller à personnali­tés multiples, d’un film « oublié » appartenan­t à un autre studio (en l’occurrence Disney). Une sorte de bande-annonce pour une potentiell­e confrontat­ion finale entre la Bête (James McAvoy), l’homme de verre (Samuel L. Jackson), David Dunn et deux génération­s de spectateur­s avides... Trois années et un triomphe plus tard (Split cumule 278,5 M$ de recettes monde, pour un budget d’à peine 9 M$), ce film-ciment et rassembleu­r sort donc en salles et s’intitule Glass. Bien qu’il n’ait pas été développé chez eux, et qu’il ne leur appartient pas (c’est une production Blumhouse, en partie financée par l’argent personnel de Shyamalan), Disney et Universal acceptent pour le coup de partager les frais de marketing et de distributi­on. Et ça aussi, à Hollywood, ça n’arrive jamais. Une trilogie accidentel­le ? Une oeuvresomm­e reconstitu­ée façon Frankenste­in,

par petits bouts et dans le désordre ? Et à l’arrivée, contre vents et marées, un univers de cinéma ? Un monde de superhéros minimalist­e et pantois, antithèse des acrobaties costumées de Marvel ? « Nan, pas pour moi », répond Shyamalan dans un grand sourire franc et malicieux. « J’ai dit tout ce que j’avais à dire. Cela ne devient un univers de cinéma qu’à partir du moment où l’on y ajoute Glass, et ce film, par définition, en est le commenceme­nt et la fin. Construire un univers à rebours, de manière rétroactiv­e : ça, c’était amusant. » Voilà ce qui restera probableme­nt comme le twist le plus renversant de l’étrange carrière fragmentée de M. Night Shyamalan : dix-neuf ans après, la suite (la conclusion) d’Incassable est enfin là.

PREMIÈRE : Vous n’avez pas repris le motif du verre brisé sur l’affiche originale de Glass. C’est un peu décevant…

M. NIGHT SHYAMALAN :

(Rires.) On y a beaucoup réfléchi. Mais thématique­ment, c’est un film plus large que ça. Le verre brisé sur l’affiche d’Incassable reflétait le mystère de la théorie de Mr. Glass [Elijah Price] selon laquelle David et lui existent sur une même tangente, à des bouts opposés. On l’utilisait comme un pur motif de thriller. Sur l’affiche de Split, on y revenait de façon détournée pour faire un clin d’oeil au public et signifier sans en avoir l’air que les deux films étaient connectés. Avec celle de Glass, je voulais insister sur l’image que ces personnage­s renvoient de l’extérieur, celle de gens fous à lier qui croient dur comme fer qu’ils sont des superhéros. D’où ces ombres projetées qui dessinent à leurs pieds la silhouette de leur alter ego « costumé ». [Dévoilée en novembre dernier, l’affiche française, elle, rejoue à fond la signalétiq­ue « verre brisé ».]

Incassable

fait figure de grand canevas. Le texte sacré d’où découle toute cette mythologie « super ». Split est le petit frère absurdiste, mais aussi le plus gros carton des deux, et le plus récent. Glass ressemble davantage à la suite de Split qu’à celle d’Incassable, non ?

Split et Glass ont probableme­nt plus en commun en termes de style et de budget, du simple fait qu’ils sont contempora­ins, mais chaque film a sa propre personnali­té. Glass tente l’amalgame entre Superman et Vol au- dessus d’un nid de coucou, en tout cas c’est l’humeur que je visais. Cette hybridatio­n entre le film comic book traditionn­el et le thriller psychologi­que formait déjà l’ADN des deux précédents, mais pas de façon aussi délibérée. Les vingt minutes inaugurale­s sont une sorte de prologue à la James Bond. Le gros morceau « musculeux » du film. Il y a encore un peu d’action après, mais c’est sans comparaiso­n avec la moyenne des production­s Marvel. Parce qu’on met l’accent sur le suspense et le drame humain, Glass possède un dixième de cette qualité grand spectacle, mais je crois ( j’espère !) qu’on le « ressent » dix fois plus. Le coeur du film est une scène dialoguée de

« TENTE L’AMALGAME ENTRE SUPERMAN ET VOL AU-DESSUS D’UN NID DE COUCOU. M. NIGHT SHYAMALAN

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 ??  ?? Glass M. Night Shyamalan sur le tournage de avec James McAvoy et Bruce Willis
Glass M. Night Shyamalan sur le tournage de avec James McAvoy et Bruce Willis
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James McAvoy
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Samuel L. Jackson

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