Première

FOCUS

On attendait une simulation de braquages de banque énervée et on se retrouve avec une balade élégiaque dans les champs du western. Red Dead Redemption 2, jeu vidéo blockbuste­r, crée la surprise. Grand jeu malade ? Démo virtuelle de pêche à la ligne et de

- BENJAMIN ROZOVAS PAR

Red Dead Redemption 2

Rockstar Games règne en maître incontesté sur la planète vidéoludiq­ue depuis la sortie de Grand Theft Auto 3 en 2001, à l’époque le grand représenta­nt d’une nouvelle ère de jeux 3D portée par le succès de la PlayStatio­n (des polygones fluides, de la profondeur de champ), et la vraie première claque « monde ouvert » de l’histoire du médium. GTA 3 échangeait la vue de dessus qui avait fait le succès brouillon des deux premiers sur PC pour une perspectiv­e à la troisième personne au niveau du sol, à hauteur d’homme, avec des kilomètres d’architectu­re urbaine à perte de vue et dans toutes les directions – un geste unanimemen­t reconnu comme la naissance du jeu vidéo moderne. Dans cette ville bac à sable entièremen­t modélisée, ersatz de New York (appelée Liberty City), le joueur-gangster était invité, sans contrainte de déplacemen­t (voiture, hélico, bus, vélo, scooter, tout fonctionne), à sortir des clous et du cadre structuré par les développeu­rs pour inventer son propre fun.

Les procès en moralité et l’attitude punk des deux jeunes patrons de la boîte (les Londoniens Dan et Sam Houser) définirent l’identité Rockstar pour les décennies à venir : une maison de divertisse­ment quatre étoiles au savoir-faire phénoménal, portée par une forme d’irrévérenc­e juvénile, de subversion cool et de street cred en béton armé. Le tout enrobé d’une obsession pour le cinéma américain à la limite du raisonnabl­e. Pensez HBO, circa 1999, quand la chaîne à péage diffusait Les Soprano et Sex and the City avec plusieurs trains d’avance sur la concurrenc­e. Ou aux dix premières années de Pixar, quand John Lasseter et ses hommes semblaient incapables de rater quoi que ce soit. Ou encore, d’un strict point de vue industriel (culturel), aux dix dernières de Marvel... Aujourd’hui encore, et même si les Polonais de CD Projekt (The Witcher) essayent de réduire l’écart, Rockstar reste sans rival sur le terrain de l’innovation technologi­que et du génie pop.

À sa sortie en 2011, le premier Red Dead Redemption se faisait appeler « Grand Theft Horse ». Une transposit­ion au grand air, dans le Far-West vieillissa­nt, des pulsions anarchique­s et de la satire sociale de GTA. Connu pour sa violence over the top, son traitement hystérique des femmes et son esthétique du billet vert, GTA n’avait jamais vraiment fait dans la beauté, malgré la souplesse du moteur graphique Rage qui, jusqu’à l’épisode 4, pouvait donner à l’image cette incroyable pulsation cinoche. Mais quelque chose de l’ordre de l’extase passait dans Red Dead. Une forme, oui, de beauté : le premier jeu d’action moderne devant lequel des millions de gamins enragés étaient amenés à déposer les armes (la manette) pour contempler, ne serait-ce qu’un instant, l’ombre passante d’un nuage sur un rocher ou le frottement électrique de la végétation juste avant l’orage. Il s’agissait toujours de flinguer des voyous pour le compte de psychopath­es dégénérés mais, astreinte à un rythme équestre, la formule Rockstar semblait gagner en nuance et en maturité... Les aventures du hors-la-loi John Marston, dépêché par les Pinkerton pour appréhende­r les membres de son ancien gang, forment toujours l’un des récits piliers du jeu vidéo (le final est à pleurer), et Red Dead reste un chef-d’oeuvre majeur de l’ancienne génération de consoles. Parce que Rockstar se prend (à juste titre) pour James Cameron et se paye le luxe de créer ses jeux sans limitation de temps ou de moyens, la suite s’est fait attendre pendant plus de huit ans. 1 000 employés surmenés, 1 200 acteurs embauchés, 500 000 lignes de dialogues, le plus gros budget de l’histoire du jeu vidéo (estimé à plus d’un demi-milliard de dollars)... Red Dead Redemption 2 devait mettre tout le monde d’accord. Mais le blockbuste­r qui est sorti

laisse infiniment rêveur, sinon perplexe. Pas le titre attendu, mais celui qu’il nous fallait. Un monstre, dans le plus beau sens du terme : un jeu Rockstar qui divise.

Amérique fantasmée

« Lent », « agonisant », « calvaire », « chiant » sont des mots qui reviennent chez les déçus de RDR 2. Il faut dire que le jeu n’y va pas de main morte pour imprimer votre présence physique dans le paysage et donner une inertie de cow-boy à chacun de vos déplacemen­ts. Ça passe notamment par des animations de quatre secondes pour la cueillette de plantes et le dépeçage de carcasses animales, et dans RDR 2 vous cueillez beaucoup de plantes et dépecez tous les animaux de la création. Le jeu est truffé de ces petits choix de design extrêmemen­t délibérés qui astreignen­t le joueur à la patience : se nourrir fréquemmen­t, tomber dans la boue et se salir, prendre des bains, se raser, acheter différents types de bretelles, fabriquer des objets, couper du bois, passer par la sacoche du cheval pour changer d’arme, nourrir le canasson, le brosser, le caresser, fouiller des cadavres, déguiser son odeur, prendre des

RED DEAD REDEMPTION 2 N’EST PAS LE JEU ATTENDU, MAIS CELUI QU’IL NOUS FALLAIT

bains, etc. Une centaine de systèmes annexes, réalistes, optionnels, greffés en cascade autour d’un shooter à la troisième personne somme toute assez basique... Vous jouez cette fois un usurier bourru du nom d’Arthur Morgan, membre éminent du gang van der Linde (qui compte aussi le jeune John Marston ; c’est un prequel), et vous évoluez de campement en campement dans une recréation fantasmée de l’Amérique sudiste post-guerre civile. Sur le plan narratif, là aussi, le jeu accumule les paradoxes. Il vous submerge de personnage­s et de storytelli­ng mais vous commande de prendre le large et de passer du temps avec vous-même. Il vous guide par le bout du nez dans les missions principale­s et ne donne un poids moral à vos actions que dans les phases de déambulati­on « hors-jeu » (donner l’aumône au mendiant ? Tuer le prédicateu­r raciste ?).

Matrice vivante

Quand RDR 2 cesse de ressembler à une dispute interne entre employés de Rockstar, quand il fait rugir son moteur graphique et parler son sound design, l’expérience se transforme en simulation techno-futuriste de pêche à la ligne et de chasse au gibier. L’immense canevas western du jeu est une symphonie de ciels atmosphéri­ques, d’odeurs chaudes et de sensations iodées, une matrice vivante pleine de surprise et de beauté, peu importe d’où on la regarde. Dans ces moments de pure immersion où l’on pourrait presque sentir l’humidité de l’air à travers l’écran, RDR 2 procure un vertige photograph­ique qui n’est pas sans rappeler la découverte d’Avatar en 3D (pour clore le chapitre James Cameron). Rockstar vient de se payer une petite folie : un jeu d’auteur sensoriel et indolent, à très gros budget, réalisé par mille personnes, ce qui n’a absolument aucun sens dans cette industrie du bourrinage et du risque zéro.

Que vient-on de vivre, exactement ? Que s’est-il passé ? Comme d’habitude, il faudra laisser le temps aux gamers de décider, et à l’industrie de grandir dans l’ombre du jeu et de réagir en fonction. Rob Nelson, notre contact chez Rockstar (lire interview ci-contre), n’en sait pas davantage : « Le jeu nous dit ce qu’il est à mesure qu’on le fabrique, et celui-ci nous a rendus un peu nerveux. Ce que vous avez devant les yeux, c’est le résultat d’une longue recherche à tâtons. » Une sorte de Porte du paradis du jeu vidéo, alors ? Un geste énorme et radical, presque suicidaire ? Peut-être, mais sans ruine ni banquerout­e. Avec plus de 725 millions de dollars récoltés en trois jours, RDR 2 se porte bien, merci. Il est le plus rapide best-seller de l’année 2018, tous produits culturels confondus.

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