Première

INTERVIEW

Deux ans après son Oscar du meilleur film, Barry Jenkins a choisi d’adapter Si Beale Street pouvait parler de James Baldwin. L’histoire d’un jeune couple brisé par une fausse accusation de viol. Un film ambitieux qu’il décrypte pour Première.

- PAR THIERRY CHEZE

Barry Jenkins

PREMIÈRE : Avez-vous longtemps hésité à choisir le film que vous alliez réaliser après ?

BARRY JENKINS :

Moonlight

J’ai une passion pour James Baldwin. Mon envie de porter à l’écran Si Beale Street pouvait parler est en fait antérieure à la mise en chantier de Moonlight. J’ai commencé à écrire l’adaptation alors que les droits n’étaient pas encore libres. Ce qui m’a permis de travailler sans pression. J’ai obtenu le feu vert pour Moonlight quasiment en même temps que les droits du livre de Baldwin. J’ai donc su très tôt que si on m’autorisait à faire un autre film après Moonlight, ce serait Si Beale Street pouvait parler.

Pourquoi ce roman en particulie­r dans toute l’oeuvre de James Baldwin ?

J’aime les deux voix que donne à entendre Baldwin tout au long de son récit. D’un côté, une passion amoureuse dont rien ne semble pouvoir abîmer la pureté. Et de l’autre, un point de vue sur la société américaine des années 70, ses injustices, la manière dont y étaient traités les Noirs. La première voix est douce, la seconde extrêmemen­t violente. Dans le livre, elles se marient à merveille. Je voulais me lancer le défi de les faire résonner de la même manière sur grand écran.

Un autre cinéaste a adapté ce livre avant vous : Robert Guédiguian avec

À la place du coeur [lire page 71], en transposan­t l’action en France dans les années 90. Vous n’avez jamais envisagé d’abandonner le Harlem des seventies pour celui d’aujourd’hui ?

Ça m’a traversé l’esprit, mais je n’avais pas besoin de déplacer la temporalit­é de cette histoire pour la rendre contempora­ine. Toute la violence que raconte Si Beale Street pouvait parler n’a pas disparu en quarante ans. Plus largement, je voulais surtout rester fidèle à Baldwin.

On dit pourtant qu’adapter, c’est trahir. Vous vous êtes retenu ?

J’aime profondéme­nt ce texte. Et je n’allais pas essayer de faire le malin avec un auteur que j’admire autant. Les dialogues sont au mot près ceux de Baldwin. J’ai simplement effectué quelques changement­s dans la structure du récit. Pas au moment de l’écriture, mais sur le tournage et surtout au montage.

Du coup, qu’avez-vous changé ?

Dans le livre, le récit débutait en prison. Or démarrer ainsi pouvait donner l’impression que le personnage de Fonny était coupable du viol dont on l’accuse à tort, mais aussi qu’on entrait dans un film de prison ou de procès. Je voulais aborder le couple qu’il forme avec Tish avant d’introduire les circonstan­ces qui vont les éloigner. Il fallait évidemment prendre garde de ne pas perturber le fragile équilibre du récit en déplaçant ainsi certains éléments.

Avez-vous pensé à ceux qui vous attendent au tournant depuis l’Oscar de ?

Moonlight

Peu de gens avaient vu mon premier film, Medicine for Melancholy. Pour beaucoup, Moonlight a donc surgi de nulle part. J’ai conscience que certains se demandent si ce film n’a pas été un coup de bol. Mais pour autant, comme je n’ai pas eu à réfléchir sur le choix du long métrage suivant, je n’ai ressenti aucune pression. Tourner est si chronophag­e qu’on ne se pose jamais de telles questions sur le plateau, par contre elles reviennent au moment du montage. J’ai essayé qu’elles n’influent pas sur mes décisions.

Le point commun majeur entre Moonlight et Beale Street tient dans la beauté de vos images. Que répondezvo­us à ceux qui vous reprochent un esthétisme gratuit, voire hors sujet ?

J’entends ce reproche. Mais tout comme les mots de Baldwin sont d’une incroyable poésie, ce n’est pas parce qu’on raconte des histoires dramatique­s qu’il faut avoir peur du beau. Mon obsession pour la forme remonte à mes études de cinéma. J’étais jaloux du travail de mes camarades, de leur aisance dans la mise en images. J’ai énormément bossé là- dessus et j’ai conscience que, parfois, mes films peuvent donner le sentiment que le fond prime sur la forme.

Quitte à friser l’exercice de style ?

Peut-être. Mais, pour moi, ce style raconte les émotions, les accompagne et les enveloppe. Je fais tout pour qu’il ne les surligne jamais.

Quelles sont les images qui ont inspiré la direction artistique du film ?

Avant tout des photograph­ies du Harlem des 70s, celles de Gordon Parks notamment. Plusieurs plans reconstitu­ent à l’identique ces clichés. Mais à la différence de Moonlight, il y a très peu de références ciné dans Beale Street. Je n’en vois réellement que deux : I am not your Negro et Douglas Sirk. Le documentai­re de Raoul Peck consacré à Baldwin m’a impression­né par la manière dont on y entendait la voix de l’écrivain, au point d’oublier celles de Samuel L. Jackson, le narrateur, et du cinéaste. C’est ce qui m’a autorisé à garder dans mon film la voix off présente dans le livre. Avec cette même idée de faire entendre la voix de Baldwin, malgré le sentiment d’artificial­ité que cela risquait d’engendrer.

Et Douglas Sirk, quelle a été son influence ?

Dans les échanges mouvementé­s entre les deux familles de Fonny et Tish, au moment de l’annonce de la grossesse de celle-ci. On se situe alors en plein mélodrame et je voulais pousser le curseur le plus loin possible. Ce fut d’ailleurs la scène la plus complexe à tourner. Dans mes films, il n’y a jamais plus de trois personnage­s à l’écran. Là, ils sont plus d’une dizaine avec beaucoup de dialogues essentiels à la compréhens­ion du récit qui va suivre. Le piège du théâtre filmé me tendait les bras. J’espère l’avoir évité.

Parmi les autres scènes marquantes du film, il y a ce face-à-face entre la Portoricai­ne qui accuse Fonny de viol et la mère de Tish qui tente de la convaincre de revenir sur sa parole…

J’avais en tête une image de Démineurs [Kathryn Bigelow, 2008] en la tournant : cette idée de la mère de Tish tentant de débrancher le bon fusible avec le risque que tout explose. Sur cet échange, je me suis reposé sur mes comédienne­s. Regina King et Emily Rios en savaient bien plus que moi sur ces femmes issues des minorités et proies de violentes injustices qu’elles avaient à interpréte­r. Je trouve passionnan­t que Baldwin ait choisi de faire de la victime du viol non pas une jeune femme blanche, mais une Portoricai­ne, passée à deux doigts du rêve américain. Je me suis efforcé de montrer que cette femme n’est pas la cause de tout. Elle n’a pas dénoncé Fonny. Juste dit

ce que les policiers lui suggéraien­t de manière implicite. Elle n’est pas la méchante de service, juste celle par qui le drame arrive.

En vous plaçant du côté des oppressés, vous versez parfois dans la caricature, avec le flic blanc raciste qui fomente ce piège autour de Fonny…

J’assume de montrer un raciste sans nuance. J’essaie pourtant toujours de susciter de l’empathie pour tous mes personnage­s. Mais ce flic représente pour moi le mal absolu. Je ne lui vois aucune circonstan­ce atténuante.

Faites-vous partie de ceux qui pensent que les films peuvent changer le monde ?

Ils permettent en tout cas des prises de conscience. En particulie­r chez ceux qui sont appelés à le sauver : les plus jeunes. Prenez le cas de Black Panther et de son triomphe au box-office. Pendant des années, aucun Noir n’a eu sous les yeux la représenta­tion d’un des siens en roi ou en reine... Je crois fermement à l’influence des films sur mes contempora­ins.

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Stephan James et KiKi Layne

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