Première

RENCONTRE

Peter Farrelly en solo

- PAR GUILLAUME BONNET

Peter Farrelly

Pour Green Book : Sur les routes du Sud, son premier film sans son frère Bobby, Peter Farrelly repart presque à zéro, sur un sujet sombre (la ségrégatio­n dans les années 60) compensé par un casting lumineux (Viggo Mortensen et Mahershala Ali) et un registre qu’il maîtrise mieux que personne : le road-movie. Plus sérieux, sans doute, mais moins drôle, vraiment ?

L’histoire est vraie. Un pianiste black envoyé en tournée dans le Sud du début des années 60, accompagné par un videur rital, qui finira sa carrière en jouant le rôle de Carmine, le parrain de New York, dans Les Soprano... Une histoire qui débute au Copacabana et à Carnegie Hall porte forcément en elle une parabole du mythe américain : la voiture (une Cadillac vert turquoise), la route, la musique, la bouffe (scène culte du Kentucky Fried Chicken, acheté en passant dans l’État du Kentucky), la ségrégatio­n... Quelques touches mafieuses dans le fond du cadre et des maisons de notables sudistes achèvent de faire de Green Book : Sur les routes du Sud une histoire américaine formidable­ment iconique. Pour le certificat d’authentici­té, il fallait que le script soit cosigné Nick Vallelonga, fils de Tony Lip, interprété par Viggo Mortensen. Il fallait surtout un cinéaste lui-même défini par son sens aigu de l’Amérique profonde, l’un des rois officiels des trois genres auquel Green Book se réfère : le road-movie, le buddy movie et le feel good movie. C’était son film, c’était son heure. Meet the Farrelly brother.

PREMIÈRE : Aujourd’hui, plus personne ne sait vraiment ce qu’était ce fameux « livre vert »… PETER FARRELLY :

Son vrai nom est The Negro Motorist Green Book, vous imaginez ? Comme titre, cela aurait sans doute été un peu too much. Il était censé servir de guide aux automobili­stes noirs pour qu’ils ne se trompent pas sur les établissem­ents auxquels ils avaient accès, pour manger ou dormir. Le temps l’a oublié, oui. On le voit brièvement dans le film. C’est moins le sujet que le contexte de notre histoire.

Cela pose la question du ton qu’il fallait adopter pour adapter cette histoire. Un sujet très sérieux, mais un traitement subtil, avec des éléments de comédie et de feel good.

On a essayé de déterminer le ton à l’écriture. Pour ma part, je trouvais que le script faisait sourire, qu’il était « smiley funny ». Et j’ai été surpris de voir à quel point il s’est révélé drôle à l’écran. Vous avez vu le film dans une salle avec le public ?

Non, en projection de presse…

Dommage pour vous ! Avec un vrai public, c’est une expérience assez dingue, ahurissant­e. Les gens hurlent de rire. Parfois même à des séquences ou des répliques que j’imaginais tristes ou touchantes... Très tôt, on a pris la décision de rester le plus juste et le plus sobre possible. Il fallait que tout soit vrai. Comme scénariste ou metteur en scène, il y a des situations où on est tenté de viser la blague, surtout dans un film sur un duo mal assorti, ce qu’on appelle un « odd couple ». Et parfois, ça me démangeait un peu. Mais Nick et Brian [Vallelonga et Currie, les coscénaris­tes] faisaient une petite moue. « Naaa, t’es sûr, Pete ? » Et ils avaient raison. Ensuite, sur le tournage, j’ai eu la même attitude. Viggo se prenait au jeu, en voyant que tout le monde se marrait à ses conneries sur le plateau : « Eh, et si je faisais ça en plus ? » Alors il fallait que je le recadre. « Non, non, on pourrait pousser dans cette direction, mais ça ruinerait le ton général du film. » Tout l’humour devait venir des personnage­s et des situations qui leur sont arrivées dans la réalité. On n’essaie pas d’être drôles. On ne fait pas de blagues. Ce qu’il y a de plus proche d’une vanne dans le film, c’est le moment où Tony Lip parle d’un album « sur des orphelins ». Et Don Shirley lui répond : « Tu veux dire Orphée, l’opéra français ! » Ça, c’est la vanne la plus « écrite » du film. Mais elle est tirée d’une vidéo du vrai Tony Lip qui raconte cet échange mot pour mot...

Vous ne jouez pas vraiment la carte des deux types qui se détestent et apprennent à s’aimer …

Parce que, dès le début, ils ont besoin l’un de l’autre. Shirley a besoin de protection, du sens de la rue de Tony. Et Tony a besoin d’argent, donc il accepte lui aussi la situation d’emblée. Il le dit au début, quand il décrit Don Shirley à sa femme après l’avoir rencontré dans son appart au-dessus de Carnegie Hall : « Ce type est assis sur un trône, habillé en robe, on dirait un seigneur zoulou... Je ne sais pas dans quoi je m’embarque, mais j’ai besoin du fric. » (« I need the dough », prononcé avec l’accent italo- américain de New York ou du New Jersey.)

On a rêvé ou vous venez de nous faire l’accent de Tony Soprano ?

(Rires.) Oui, ça sort tout seul... J’ai grandi dans le Rhodes Island [en NouvelleAn­gleterre, au nord- est des États-Unis], c’est bourré d’Italiens, on a un quartier très similaire au Bronx à Providence, la ville d’où je viens. Bref, je connais ça par coeur. Et Viggo a passé un temps fou avec les Vallelonga. Vous voyez la famille italienne dans le film ? Les deux types un peu plus vieux, ce sont le frère de Tony Lip et son beauf, les vrais. Et celui qui ressemble un peu à Frankenste­in, avec les cheveux noirs brillants ? C’est son fils, Frank, le frère de l’auteur du script ! On était cernés par cette famille. Vous me parlez de Tony Soprano, mais Gandolfini était vraiment comme ça. Il n’avait pas besoin de forcer l’accent, c’était sa vraie façon de parler. Ces mecs existent ! Tels quels. On dirait des performanc­es plus grandes que nature, mais ils se contentent d’être eux-mêmes, ou presque.

Les deux personnage­s se caractéris­ent par leur façon de s’exprimer. Shirley parle volontaire­ment de manière très châtiée. Tony Lip est fier de sa capacité à baratiner tout le monde.

Ils ont des styles très différents mais au fond, c’est la même chose, oui. Et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles ils se sont autant impression­nés et appréciés dans la réalité. Ensuite, quand on a des acteurs pareils... Normalemen­t, en tout cas pour ce qui est des comédiens avec lesquels j’ai travaillé jusqu’ici, il reste toujours une part de leur personnali­té dans leur performanc­e. Il y a des acteurs – n’insistez pas je ne donnerai pas de noms – qui se jouent eux-mêmes, encore et encore, avec des micro variations. Mais Viggo n’a rien à voir avec Lip. Et Mahershala ne ressemble pas à Shirley. Et c’était fou à observer, fou de voir ces mecs qui n’ont pas le moindre point commun avec leurs personnage­s se dissoudre littéralem­ent en eux. Ces deux mecs, c’est du lourd, du très très haut niveau. Je peux vous dire qu’il n’y a pas deux meilleurs acteurs dans un seul et même film cette année. Vous pouvez chercher, vous ne trouverez pas. Et j’en avais conscience sur le tournage. Comme metteur en scène, c’est un sacré luxe. Vous pouvez les pousser vers un peu plus de ceci ou un peu moins de cela, mais pour l’essentiel, vous les laissez faire. Ils sont trop bons.

« CES DEUX MECS, C’EST DU LOURD, DU TRÈS TRÈS HAUT NIVEAU. » PETER FARRELLY

Où est passé votre frère Bobby ?

Son fils est mort d’une overdose... C’est arrivé il y a cinq ans déjà. Il avait 20 ans. Une victime des médicament­s opiacés, ce fléau qui frappe les jeunes aux États-Unis. Après ça, Bobby a eu besoin de temps loin de tout, pour se ressourcer, pour se remettre la tête à l’endroit. Et c’est dans l’intervalle que je suis tombé sur mon pote Brian Currie. Je lui ai demandé : « Tu fais quoi en ce moment ? » « Oh, j’écris un script, l’histoire d’un pianiste black. 1962, histoire vraie, il embauche un videur du Copacabana rustaud et vaguement raciste pour le conduire pendant sa tournée dans le Sud profond. » J’ai dit : « Whaaaaat ? Mais bon sang, c’est de l’or en barre ! C’est phénoménal. » Il m’a répondu : « Ah bon, tu crois ? » Moi : « Mais tu ne te rends pas compte, c’est énorme, c’est un home run assuré. » Et voilà, j’aimais tellement le truc qu’on a fini par l’écrire ensemble. Quant à Bobby, il s’est remis au travail depuis un an.

En solo, on vous reconnaît, bien sûr, mais cela vous a forcé à créer une nouvelle signature.

Oui. Depuis longtemps, on me demandait si je me sentirais de faire un drame. Et ma réponse était toujours « quand ça se présentera ». Je ne planifie rien. Les choses viennent à leur rythme, je laisse l’univers décider à ma place. Ce qui est sans doute une erreur, d’ailleurs. Quand je regarde la carrière de Rob Reiner, je me dis que c’est lui qui a raison. Il commence avec Spinal Tap, puis Garçon choc pour nana chic, et finalement on s’en souvient comme du type qui a réalisé Stand by me. Il a su prouver qu’il était capable de réaliser des choses complèteme­nt différente­s et n’a pas été condamné à refaire Spinal Tap trente fois d’affilée. Nous, on n’a pas été capables de procéder de cette manière. Les comédies venaient les unes derrière les autres, on s’éclatait à les faire, on ne regardait pas plus loin que ce plaisir immédiat. Et Green Book s’est imposé à moi de la même manière. Je n’étais pas en train de me dire : « Il faut que je tente un truc différent, c’est le moment. » J’ai attendu que ça s’impose à moi.

Les « frères Farrelly », c’était devenu une sorte de marque déposée. C’est difficile de changer la devanture du magasin…

Exactement. Et les studios attendent qu’on leur propose des films qui ressemblen­t à ce qu’on a fait précédemme­nt. Green Book a été très dur à monter. Jamais je n’y serais parvenu sans Viggo. Il a lu le script, l’a aimé, mais dans un premier temps, il ne se voyait pas le faire. « Tu crois vraiment que j’en suis capable ? » Il a fallu le rassurer, le convaincre. « Mais enfin, bien sûr que tu peux ! Tu as fait Les Promesses de l’ombre, bon sang ! Ça, c’est de la gnognotte à côté. » Non mais sérieuseme­nt ! Et dès qu’on l’a eu, bam, tout s’est enclenché, parce que si tu as Viggo, tu peux obtenir n’importe qui pour les autres rôles, parce que tout le monde – je dis bien tout le monde – rêve de travailler avec lui ! Ça a donc été très facile de convaincre Mahershala. Une fois qu’on avait ces deux types, il y avait deux raisons majeures pour que le film se tourne.

Mais ça restait un petit film…

Un tout petit film, oui. Ce n’est que lorsqu’on a terminé le montage que les choses ont changé. On a fait des projos tests, et c’était de la folie : on crevait tous les plafonds. Un carton inédit. À tel point que j’ai demandé à mon agent, qui représente aussi Spielberg, de lui montrer le film.

Pourquoi ?

Parce que Focus est une division d’Universal et que Spielberg fait un peu la pluie et le

beau temps à la maison mère. J’étais convaincu que le film lui plairait et ça n’a pas loupé. Il m’a proposé : « Ça te dit de placer le film chez Universal, plutôt que chez Focus ? » Si ça me disait... Bien sûr que ça me disait ! Je sentais bien que le film était en train de prendre une tout autre dimension que ce que j’avais imaginé initialeme­nt.

Et pourtant vous le saviez depuis le pitch par votre ami Brian Currie…

(Il coupe.) Un home run !

Donc le seul risque, c’était de tout gâcher…

(Rires.) Oui, c’est sûr.

Mais ça n’a pas été le cas. À quel moment vous vous en êtes rendu compte ?

En tournant. Chaque jour, je me disais : « Oh mince, c’est bien. C’est vraiment très très bien. » Vous savez, quand j’étais gamin, j’ai joué au base-ball à un assez bon niveau, c’était ma grande passion, de 8 à 12 ans, je dirais. J’attendais le match suivant, j’y pensais à l’école en regardant par la fenêtre, j’y pensais dans mon lit en me couchant. Et je faisais cette prière : « Par pitié, Dieu, fais qu’il n’y ait pas de guerre nucléaire avant mon prochain match ! » J’avais trop envie de le jouer ce match ! Eh bien pour Green Book, c’était pareil. Je pensais littéralem­ent : « Dieu, fais en sorte que le monde n’explose pas avant qu’on ait pu sortir ce film ! Il est trop bien. Après, pas de problème, tu peux tout péter ! » Je voyais bien qu’on tenait quelque chose de spécial, d’autant plus que j’ai l’habitude de monter le soir, en parallèle du tournage. Je pouvais voir le film prendre forme en temps réel.

Les deux acteurs sont fabuleux, bien sûr, mais surtout dans leur façon de se compléter et de ne jamais se battre pour avoir la vedette.

Ils ont un respect dingue l’un pour l’autre. Un respect absolu. Mais dans le cas de ce film, le plus généreux, c’est Mahershala. Il laisse Viggo partir en vrille, et lui se contente d’un regard rapide, une mini-réaction, qui améliore encore la performanc­e de Viggo. L’air de rien, ce sont ces réactions furtives, parfois impercepti­bles, qui rendent le truc hilarant. Ça marche dans les deux sens, bien sûr, mais leurs rôles respectifs font que Mahershala est plus en retrait. Entre eux, cette générosité ne s’est jamais démentie. Et elle a continué longtemps après le tournage. Quand le film a été primé à Toronto [prix du Public], le studio nous a dit : « OK les gars, c’est un film pour les Oscars. » C’était la première fois de ma vie que quiconque mentionnai­t les Oscars à propos d’un truc que j’avais fait. Et donc, bref, la question était : « Qui inscrit-on pour l’Oscar du meilleur acteur ? » Tout le monde pensait qu’il fallait mettre les deux. Le studio, Steven Spielberg, moi... Mais Mahershala n’a rien voulu entendre. Il a déclaré : « J’en ai déjà remporté un [pour Moonlight, en 2017], aucune chance que ça se reproduise si vite, alors autant que je ne lui pique pas de voix. C’est son tour. Et il va le gagner... » Ça, je peux vous dire que ce n’est pas banal... Parce que pour moi, ils sont à égalité dans le film, et ils auraient dû le rester pour la course aux Oscars. Mais Mahershala n’a pas pas changé d’avis.

Donc, Peter Farrelly est désormais un auteur de festival et de films à Oscars ? Même vous, ça doit vous surprendre…

Bon, les Oscars, c’est loin d’être fait, attention. Mais c’est la première tournée des festivals de ma carrière, ça oui ! Et vous savez quoi ? C’est très cool à vivre ! Jusque-là, quand on faisait nos films, on avait une avant-première, et bam ! Terminé, plus rien. Pour continuer à vivre avec le film, il aurait fallu que je me pointe dans les cinémas après la sortie... Alors que là, on montre le film plein de fois, qui plus est à des vrais passionnés de cinéma. On fait le tour du monde face aux plus grands cinéphiles de la planète, Londres, Toronto, Zurich, n’importe où... Vous voulez savoir l’impression que ça donne ? L’impression d’être une rock star. Vous voyagez d’une ville à l’autre et vous revivez le truc devant un public, soir après soir, d’une manière à chaque fois différente. Quel pied ! Le truc le plus phénoménal qu’on puisse vivre dans ce métier.

GREEN BOOK : SUR LES ROUTES D U SUD

De Peter Farrelly • Avec Viggo Mortensen, Mahershala Ali, Linda Cardellini… • Durée 2 h 10 • Sortie 23 janvier • Critique page 104

« C’EST LA PREMIÈRE FOIS DE MA VIE QU’ON MENT IONNE LES OSCARS À PROPOS D’UN TRUC QUE J’AI FAIT. » PETER FARRELLY

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Viggo Mortensen et Mahershala Ali
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Peter Farrelly sur le tournage de Green Book : Sur les routes du Sud
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Viggo Mortensen, Peter Farrelly et Mahershala Ali

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