Première

MARC LAMBRON « LES LARMES COMME SEUL HORIZON »

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« J’ai un sentiment très mélangé sur Schindler. C’est un des films de Spielberg où l’intention précède le sujet. Ici, l’intention est de créer de l’émotion à partir du martyr d’un peuple. Il avait déjà fait ça avec La Couleur pourpre, d’ailleurs… Les larmes sont le seul horizon

de ce cinéma-là, à mon sens. Le bon côté de Spielberg dans le cas présent, c’est son didactisme : avec Schindler, il entreprend d’expliquer aux habitants du Minnesota ce qu’ont subi les juifs d’Europe et je trouve admirable cette capacité qu’il a d’impliquer le plus grand nombre. En même temps, ça le conduit à héroïser Oskar Schindler avec beaucoup d’emphase. Dans la première partie du film, il le montre

L’académicie­n, et « spielbergo­phile », évoque les sentiments ambivalent­s qui l’ont animé lorsqu’il a découvert La Liste de Schindler.

comme quelqu’un d’opportunis­te et de frivole et on pourrait croire que c’est pour nuancer le portrait : en fait non, c’est pour que sa rédemption soit encore plus hollywoodi­enne.

Bon, une fois qu’on a dit ça, il faut parler de la scène de la douche et là aussi mon sentiment est ambivalent. Cette séquence me rappelle d’une part que le cinéma est vraiment un art forain et qu’il se doit de créer du suspense, des effets de manche, des effets de foire : ça fait partie de sa grammaire, il faut savoir l’accepter. Et en même temps ça m’évoque aussi le texte de Daney sur le travelling de Kapò on a le droit de trouver ça abject. Quoi qu’on en pense, on ne peut pas parler de La Liste de Schindler sans dire : que son succès a permis la création de la Shoah Foundation, une organisati­on inestimabl­e qui a recueilli en vidéo, tout autour du monde, la parole des survivants – et qui a ainsi créé un pont entre le travail de Lanzmann et celui de Spielberg. Rien que pour cela, le film est précieux. Vingt- cinq ans plus tard, je me rends compte que je n’ai jamais voulu le revoir mais je réalise aussi qu’il tient désormais lieu de mise en garde là où, en 1994, c’était un film de la remémorati­on. Désormais, il joue moins sur un souvenir que sur une prémonitio­n, le retour de la bête immonde. Ça donne au film une vertu qu’il contenait mais qui n’était pas encore active au moment de sa sortie. »

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