Première

« UN FILM QUI VOUS CONGÈLE L’ESPRIT »

Dans les colonnes de Libé, il traita Spielberg de « pornograph­e » et compara La Liste de Schindler à une pub Benetton. Le texte est resté dans les mémoires. Un quart de siècle plus tard, Gérard Lefort aurait-il des regrets ?

- u PAR FRANÇOIS GRELET

PREMIÈRE : Vous vous souvenez du moment où vous avez découvert La Liste de Schindler ? GÉRARD LEFORT :

Oui très bien, c’était l’hiver 94, dix ou quinze jours avant la sortie du film. On sentait que ça allait compter donc on y était allé en masse, c’est-à-dire presque tout le service cinéma mais aussi le directeur de la rédaction Serge July et Annette Levy-Willard, qui était grand reporter. July est sorti du film en disant que ça ferait la une, qu’on y consacrera­it les premières pages du journal et qu’en gros, il n’était pas question d’en discuter. Sauf que les collègues de la rubrique et moi avions détesté, on était vraiment très en colère. Au fil des jours, on a senti que le traitement éditorial du film nous échappait, que July en faisait sa chasse gardée et qu’il nous mettait un peu de côté.

Ça arrivait souvent que le service cinéma soit mis de côté lorsqu’il s’agissait de décider du traitement éditorial d’un film ?

C’était très, très rare... Le seul précédent dont je me souvienne c’est un autre Spielberg, tiens : E.T. Là, July nous avait littéralem­ent arraché le film des mains, l’avait mis en une et avait eu cette idée géniale de titrer : « E.T. l’homme de l’année ». Très fort. Et il avait écrit un très long papier dessus. Il était très cinéphile July, il voyait tous les films, il était incollable sur le cinéma, en particulie­r américain... Du coup, il était chiant comme chef parce qu’il savait de quoi il parlait. (Rires.) Néanmoins, on jouissait la plupart du temps d’une liberté totale, même quand on défonçait les films de ses proches, comme Claude Berri. July ne disait rien. Sauf sur Schindler, là il ne cala pas. Il n’osa pas me retirer la critique du film mais on m’expliqua qu’elle ne serait pas publiée dans les premières pages du journal. Or vous savez bien que dans un quotidien, plus vous êtes loin des pages du début, moins vous êtes lu. Pour m’apaiser, on me laissa néanmoins carte blanche sur la taille de mon texte. Et j’ai fait long, très long. Trop long même.

Les mots que vous utilisez dans votre texte sont d’une violence inouïe. À propos de la petite fille au manteau rouge, vous parlez de pornograph­ie. Vous réemploier­iez le même mot aujourd’hui ?

Ah oui, cette séquence c’est de la pornograph­ie, ni plus ni moins. Zéro distance, zéro poésie, que du « pragmatism­e » si vous voulez. Il y a quelque chose de maléfique dans cette scène et dans ce film : tout est fait pour vous empêcher de réfléchir. Schindler est un film qui vous congèle l’esprit.

La grande idée du manteau rouge est de raconter la prise de conscience d’Oskar Schindler et de trouver une façon visuelle de la faire ressentir immédiatem­ent au spectateur. Ce n’est pas pour ça qu’on congèle votre esprit.

Oui, mais il n’y a que ça à dire : « C’est bouleversa­nt, c’est bouleversa­nt. » Et puis après, on reprend une part de pizza. C’est dégueulass­e ! J’ai beaucoup de respect pour Spielberg mais c’est quelqu’un d’assez étrange parfois, il est quand même capable de raconter la guerre de 14-18 à travers le point de vue d’un cheval ! Sur Schindler, je le vois littéralem­ent en train de faire la pute avec cette interventi­on du réel à la toute fin où les vrais juifs de Schindler viennent déposer un caillou sur sa tombe, cinquante ans après. La fiction, le docu : ici, tout est bon pour faire pleurer.

Vous avez relu votre texte depuis sa parution ?

Non, jamais. Je me souviens que j’étais obsédé à l’idée de rester braqué sur le film, sur ce qu’il montre et la manière dont il le montre, en faisant tout pour ignorer le barnum qu’il y avait autour. Ce qui était très dur, croyez-moi : je me revois m’isoler pour écrire et les gens qui débarquaie­nt. « Hé, tu as lu le papier du New York Times sur Schindler ?» « Hé, t’as écouté l’avis de bidule sur Schindler ? » « Foutez-moi la paix ! » Au final, je crois que mon texte n’est pas terrible, il part dans tous les sens, j’aurais dû me concentrer sur un seul angle. Et puis, je me suis senti obligé d’expliquer sur la fin que Spielberg restait malgré tout un cinéaste important, après l’avoir traité de pornograph­e. (Rires.) Ce qui fait que tout ça n’est vraiment pas très clair.s

C’est néanmoins un des seuls textes de l’époque qui évoque Schindler sous l’angle du cinéma. Le paradoxe, c’est que vous y expliquez que ce sont précisémen­t les idées de cinéma que vous n’aimez pas dans le film.

Non, ce que je n’aime pas, c’est que c’est un immense clip sur la Shoah. Mais oui, peu de titres de presse ont abordé le film sous l’angle du cinéma, c’est [Philippe] Vecchi qui me l’avait fait remarquer à l’époque. Il y a eu un immense embarras dans les rédactions, il ne fallait pas dire un mot de traviole. La preuve : après la parution de mon texte, j’ai reçu tout un tas de lettres d’insultes terribles, et la plupart du temps on me traitait d’antisémite... Bon, je n’allais pas leur ressortir mon arbre généalogiq­ue non plus.

Vous avez revu le film depuis sa sortie ?

Non.

Vous comptez le revoir ?

Non plus. C’est un film qui m’a trop mis en colère pour que j’y revienne. Et puis, vingt-cinq ans après, j’en ai toujours un souvenir très clair.

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