TIME AND TIDE
En 2000, le XXIe siècle n’a pas encore officiellement commencé, mais pour Tsui Hark, c’est la grande bascule, le grand saut, la haute voltige, vers un cinéma du futur, renversant, déséquilibré, cul par-dessus tête. Ça s’appelle Time and Tide et ça ressort
On ne comprend rien à ce film. Mais alors rien. C’est l’histoire d’un jeune type qui, heu... Bon, il est barman. Au début. Pendant à peu près trente secondes. Ensuite, il est employé dans une entreprise de sécurité privée. Mais son rêve, c’est d’aller vivre sur une plage d’Amérique du Sud. Un soir, il couche avec une fille, la met en cloque. Mais elle est flic. Et lesbienne. Il y a des chances que ça ne marche pas trop bien, leur histoire d’amour... Tiens, puisqu’il rêvait à l’Amérique du Sud, voici une bande de guérilleros hispaniques. Ils sont là pour tuer le papa d’une fille enceinte. Mais pas la même, hein, on risquerait de s’y paumer. Celle-là n’est ni flic, ni lesbienne, elle est mariée avec un type aux cheveux longs. Non, courts. Avec une moustache. Ah tiens, non, c’était un déguisement. Les deux futurs papas vont être amenés à devenir potes et à se faire tirer dessus par le monde entier. Le genre de choses qui crée des liens.
Bien, une fois ce petit synopsis effectué avec un beau sens de la synthèse, il est important de rappeler que Time and Tide a été tourné en 2000, au beau milieu de la période la plus hallucinatoire (hallucinogène ?) de la carrière du Hongkongais fou Tsui Hark. La rétrocession de Hong Kong à la Chine est passée par là, créant en 1997 une frontière symbolique qui sépare le temps de ses chefs-d’oeuvre (à peu près tout ce qu’il a fait avant, de L’Enfer des armes à The Blade) de celui de la navigation à vue et des questionnements sans réponse (à peu près tout ce qu’il a fait depuis). Les deux films d’avant Time and Tide, juste après la rétrocession ? Deux Van Damme, l’un américain (Double Team : n’importe quoi), l’autre tourné à la maison (Piège à Hong Kong : du grand n’importe quoi). Les deux films d’après Time and Tide ? Legend of Zu et Black Mask 2, sans doute ce que le cinéaste a fait de pire dans toute sa carrière.
MADE IN HK.
Mais Time and Tide échappe au désastre pour se révéler de la pure sidération. Plusieurs facteurs sont à considérer. Au tournant du millénaire, le cinéma d’action mondial est en pleine vogue Hong Kong. Tout le monde part aux États-Unis (John Woo, Chow Yun-Fat, Ringo Lam, Kirk Wong, Jackie Chan, Jet Li, Yuen Woo-Ping), tout le monde s’abreuve à la culture kung-fu (Tarantino, Matrix, Le Pacte des loups). Le film est financé par Sony, qui cherche alors à développer un cinéma asiatique à vocation de blockbusters planétaires (ils y parviendront avec Tigre et dragon d’Ang Lee). On l’encourage à réaliser un film d’action pure, avec des gens qui se tirent dessus. Ce qui, en théorie, n’est pas sa spécialité,mais celle des copains John Woo (À toute épreuve), Kirk Wong (Rock’n’Roll Cop), ou Johnnie To (The Mission).
GUNFIGHT.
Alors Tsui Hark, piqué au vif de son sens démesuré de la compèt, relève le défi. Il prend les trois films précités, les mélanges au shaker avec du Red Bull, de la coke et les premiers films de Danny Boyle et Guy Ritchie, et il en tire ce truc délirant, contenant au moins deux scènes jamais vues, ni avant, ni depuis, ni jamais : un gunfight pendant un accouchement (histoire de battre John Woo sur le terrain des bébés) et une séquence prodigieuse dans un ensemble d’immeubles désaffectés, où les héros se tirent dessus tout en dévalant les cages d’ascenseur et les façades en rappel (ou non, suivant l’inspiration du moment), scène qui reste aux yeux de tous comme l’un des instants suspendus (c’est le cas de le dire) de la virtuosité cinétique à la hongkongaise. L’écho de cette scène résonne encore : subjugué, le Gallois indonésien Gareth Evans a fait deux films de plus de deux heures (The Raid 1 et The Raid 2) dans l’espoir de se mesurer à cette seule séquence. Au fond, c’était clair : il n’y avait rien à comprendre à Time and Tide. Juste à ouvrir les yeux et à ne pas croire ce que l’on voyait.