Première

INTERVIEW

Bertrand Blier pour Convoi exceptionn­el

- PAR CHRISTOPHE NARBONNE

Avec Jean- Luc Godard, Bertrand Tavernier et JeanPaul Rappeneau, Bertrand Blier fait partie des derniers grands réalisateu­rs français encore en activité. Cinquante-six ans de carrière, dix-neuf films, une poignée de chefs-d’oeuvre, une tripotée de succès, quelques bides cinglants. Mais surtout un ton et un univers uniques, hérités du théâtre de l’absurde et du roman noir. Blier, c’est une musique – celle des mots. « Débarbouil­le-toi ! La Tuborg, y a rien de mieux que ça », disait Rochefort à Marielle dans l’impoli Calmos, sommet de mauvais goût pensé pour embêter les féministes de 1976. Le poil à gratter Blier a longtemps divisé avant de faire l’unanimité. La consécrati­on, survenue avec le sublime Trop belle pour toi (Grand Prix du jury à Cannes en 1989, cinq César en 1990), l’a paradoxale­ment desservi. Plus déconstrui­t, plus méta, plus long, son film suivant, l’ambitieux Merci la vie, consommera sa belle histoire d’amour avec le public, entamée avec Les Valseuses en 1974 (5,7 millions d’entrées). Aujourd’hui, un peu ragaillard­i par le petit succès du Bruit des glaçons, Bertrand Blier revient avec Convoi exceptionn­el, comédie évidemment iconoclast­e réunissant le fidèle Gérard Depardieu et le nouveau venu Christian Clavier. Les deux stars y forment un duo mal assorti soumis au caprice d’un deus ex machina qui leur dicte, séquence après séquence, le scénario de leurs vies.

PREMIÈRE : Convoi exceptionn­el est-il une variante de Notre histoire, dont le scénario était raconté à l’écran par les protagonis­tes ? BERTRAND BLIER :

Je n’y ai pas du tout pensé, figurez-vous. J’ai beaucoup de frustratio­ns par rapport à Notre histoire, une en particulie­r. J’avais un très joli titre que tout le monde a refusé, y compris Alain Delon : « Ça commence dans un train. » Comme j’ai un catalogue de 150 titres, on en a pioché un dedans. C’était quoi la question ? Ah oui. Aucun rapport.

Admettez quand même qu’il y a des ressemblan­ces…

Peut- être, oui. Quand Galabru dit : « C’est une histoire de merde. » (Rires.) Je crois que Notre histoire est plus intellectu­el, plus abstrait. Dans Convoi exceptionn­el, les types lisent des pages de scénario, c’est concret. Je me suis basé sur l’univers de la série américaine. Ce qui m’a fait tilter, c’est le mot « showrunner ». On ne le connaissai­t pas ce mot, avant. J’ai voulu me marrer avec ça.

Convoi exceptionn­el baigne dans une ambiance surréalist­e et furieuseme­nt morbide qui définit votre oeuvre depuis votre premier film, le documentai­re Hitler… connais pas !, où vous montriez, dans un noir et blanc austère, la jeunesse de 1963 comme résignée.

J’ai un goût pour le dramatique, pour le noir. La mort est le seul sujet intéressan­t, de quoi voulez-vous parler d’autre ? C’est l’obsession de tout le monde, pas seulement la mienne. L’amour, l’autre grand sujet, c’est très emmerdant à traiter. Quand j’ai tourné Trop belle pour toi, il y a des moments où je me faisais chier car il fallait toujours en passer par les mêmes scènes : vont-ils se désirer, finir ensemble ? Est-ce que le gros va se taper la grosse ? C’est un beau film, j’ai aimé le faire, mais c’était difficile. Alors que tuer des gens, c’est formidable.

En revoyant Hitler... connais pas !, on est troublé par le phrasé monocorde des témoins, qui sera ensuite celui de vos personnage­s de fiction.

Tout le travail sur ce documentai­re a été fondateur. Ça a été une libération sociale et politique pour moi. J’étais un garçon du XVIe arrondisse­ment de Paris qui s’est tout à coup retrouvé plongé dans l’univers carcéral, l’éducation surveillée, les filles-mères... Tout un monde que je ne connaissai­s pas et que j’ai avalé avec gourmandis­e. Certains des témoins m’ont également inspiré. La fille qui se tapait plein de mecs, le loubard qui attaque les vieilles dames... Sublime.

Dans Convoi exceptionn­el, on retrouve un de vos grands thèmes, celui de la femme perdue, ici jouée par Farida Rahouadj, que les hommes veulent à tout prix sauver d’elle-même pour devenir des héros, s’extraire de leur médiocrité.

C’est très bien résumé. Le thème de la femme perdue est majeur dans mon écriture. C’est notamment lié à des événements de mon enfance qui m’ont traumatisé et dont je parlerai peut-être un jour.

À propos de vos parents ?

Je n’ai pas eu une enfance très harmonieus­e. J’ai eu la chance d’être le fils de Bernard Blier, un père extraordin­aire, mais ma mère en a chié. Et moi, j’en ai chié pour elle. Je faisais tampon entre ces deux monstres. Ce n’est facile pour aucun enfant.

Vous avez parlé d’incompréhe­nsion envers cette mère. Cela n’a-t-il pas influé sur votre perception des personnage­s féminins ? Il y a une peur de la femme dans vos films.

Une peur et une attirance.

On touche au grand malentendu qui entoure votre oeuvre. On vous dit misogyne alors que vous n’avez filmé que des pleutres terrorisés par des femmes qu’ils n’arrivent pas à rendre heureuses. « T’es comme les autres : un pauvre mec », disait Liliane Rovère à Gérard Depardieu dans Préparez vos

mouchoirs.

Les mecs s’en prennent plein la gueule dans mes films. C’est marrant que vous me citiez cette scène. Mon producteur, Alexandre Mnouchkine, n’en voulait pas, il trouvait qu’elle ne servait à rien. Je lui avais répondu que si elle n’était pas bonne, je la couperais au montage. C’est une scène formidable dont il ne m’a plus jamais parlé ensuite.

La vision machiste des femmes qu’ont les hommes dans vos films, du moins au début, est-elle le produit d’une époque ?

Certaineme­nt, mais avant tout de mes lectures de romans noirs. Mon père avait eu la bonne idée de faire construire une bibliothèq­ue dans ma piaule pour ranger ses livres. En grandissan­t, j’ai commencé à m’y intéresser. Vu qu’il y avait dans le tas des titres comme Vipère au sein de James Hadley Chase, je me les suis tous tapés ! (Rires.) Richard Matheson, Jim Thompson, Raymond Chandler, tous ces gens-là, ça bourre un peu le crâne. Les femmes y prennent des coups, sont roulées dans le caniveau, tuées...

Vos personnage­s féminins sont en effet particuliè­rement maltraités dans vos films, qui contiennen­t un nombre de baffes considérab­le. Vous ne pourriez plus tourner ça aujourd’hui.

Mais j’ai été énormément attaqué à l’époque ! Il y avait des filles devant les cinémas projetant Les Valseuses avec des pancartes où il était écrit : « N’allez pas voir cette merde ! » Ça m’a poursuivi jusqu’à Préparez vos mouchoirs. L’Oscar [du meilleur film étranger, obtenu en 1979] a calmé un peu tout le monde.

« J’AI FAIT TOURNER TOUS LES ACTEURS DU SPLENDID, SAUF CLAVIER. JE SAVAIS QUE JE ME LE FERAIS UN JOUR. »

Avec le recul, vous comprenez cette colère ?

Il y avait de la violence dans mes films, c’est une évidence. Les femmes l’ont très mal prise ainsi que la presse de droite. Dans Le Figaro, je me suis fait traiter de nazi.

Mais, quand vous avez fait Calmos (qui montre une société matriarcal­e qui exploite sexuelleme­nt les hommes), vous deviez vous attendre à des retours de bâton.

C’était fait exprès. On l’a tourné pour l’année de la femme ! On a réussi notre coup. C’était une démarche à la Professeur Choron. Le problème, c’est que Calmos est raté. Il faut réussir les films, surtout ceux-là. C’était un beau projet mais la sagesse aurait été de ne pas le tourner. Il fallait attendre un peu que les effets spéciaux progressen­t. Pour filmer un vagin géant, j’aurais eu besoin du numérique !

Ce genre de provocatio­n, c’est un geste artistique ?

Ça correspond­ait à mon humeur. Je suis un mec de mauvaise humeur parce que j’ai été élevé par un père de mauvaise humeur. Ça circule dans la famille. Je n’ai pas trop changé.

Quand vous faites dire à Gérard Lanvin dans Mon homme « pardon les femmes », ce n’est donc pas le cinéaste qui parle.

Forcément, un peu. Tout se tient d’un film à l’autre... Je n’aime pas Mon homme, son inspiratio­n. J’ai tendance à le renier.

Tous vos films réalisés entre 1974 et 1991, entre Les Valseuses et Merci la vie, témoignent d’une audace et d’une liberté de ton incroyable­s. Vous étiez le roi du monde à l’époque, vous pouviez tourner ce que vous vouliez.

Faux. Pour en faire près de vingt, comme c’est mon cas, il faut en écrire au moins le double. Buffet froid a failli ne jamais voir le jour. Je l’ai écrit en deux semaines dans la foulée de Préparez vos mouchoirs. Un miracle. J’avais un Beckett au fond de moi que je suis allé chercher. Il faut une triple paire de couilles pour s’attaquer à Beckett, vous savez. Puis, pendant un an, on a cherché de

« IL FAUT UNE TRIPLE PAIRE DE COUILLES POUR S’ATTAQUER À BECKETT, VOUS SAVEZ. »

l’argent. Le producteur, Alain Sarde, adorait le scénario mais il débutait et n’avait pas un rond. J’ai pas mal démarché de mon côté – je connaissai­s du monde à l’époque. En vain. Le film s’est finalement monté grâce à l’Oscar, qui m’a d’ailleurs valu un grand nombre de propositio­ns. La plus impression­nante de toutes est venue de Coppola. Le soir même de la cérémonie, à Los Angeles, il m’a suggéré de venir bosser avec lui, à San Francisco. J’étais très honoré. Je lui ai dit que je l’appellerai­s mais je me suis dépêché de rentrer à Paris car j’avais un film à faire, c’était Buffet froid. Il était prêt à être tourné, j’étais persuadé que ce serait bien.

Hollywood n’est pas un regret ?

J’ai très vite pris la décision de ne tourner qu’en France. Je suis un auteur de langue française, point. Tout le reste, c’est du baratin. Mon rêve a toujours été de tourner ici, avec des gens que je connais ou qui m’ont fait rêver. J’ai, par exemple, voulu prendre Gabin dans Calmos pour jouer un chanoine. Il m’aimait bien parce qu’il était très copain avec mon père et que j’avais été assistant sur certains de ses films. Il a été adorable mais il m’a dit : « Tu sais, je suis trop cher, ton producteur ne pourra pas me payer, que j’aie un jour de tournage ou quinze, c’est le même tarif. » Il ne faisait pas de fleur, Gabin...

Peu de stars vous ont échappé.

Il y a Belmondo, notamment, qui s’est contenté d’une apparition dans Les Acteurs.

C’est un type délicieux, on a souvent déjeuné ensemble. Il n’a pas non plus voulu faire Calmos. Je rêvais de l’associer à Jean Yanne, qui, lui, était d’accord. « Ce n’est pas pour moi », m’avait-il dit. Il ne voulait pas trop travailler, à part avec Verneuil et Lautner chez qui il avait ses aises. Jean-Paul est un mec qui aimait la plage et la muscu.

Parmi les autres stars avec lesquelles vous n’avez pas tourné, il y a aussi Montand.

C’est mon grand regret. J’avais une histoire fantastiqu­e pour lui qu’il ne pouvait pas refuser. Mais il est mort. C’est un vrai problème, ça, les acteurs qui meurent.

Vous avez dit que vos films n’étaient pas pour des « acteurs normaux ».

J’ai dit beaucoup de conneries. (Rires.)

C’est quoi un acteur à la Blier ?

Un fou furieux, qui aime le texte et les dialogues. Depardieu n’est pas normal, c’est un monstre. Serrault et mon père aussi.

Dans Buffet froid, papa est extraordin­aire. C’est d’ailleurs un film sur sa mauvaise humeur, sur son côté crapule.

Pourquoi Coluche, a contrario, ça ne marche pas dans La Femme de mon pote ? Il était pourtant proche de votre univers, de votre état d’esprit.

Il n’avait pas une formation d’acteur et n’était pas un gros bosseur. Le premier jour de tournage, il a râlé dès que j’ai voulu lui faire refaire une prise. « Tu vas m’emmerder comme ça pendant quatorze semaines ? », m’a-t-il demandé. (Rires.) On s’est très mal entendus. Cela étant dit, je n’ai pas toujours été au top non plus. On n’est pas oscarisabl­e à chaque film.

Dans Convoi exceptionn­el, Christian Clavier n’a pas été aussi bon depuis longtemps. Quel est votre secret ?

Je l’ai bien dirigé. Je lui ai dit que je ne voulais pas du Clavier comique mais d’un Clavier qui va mourir et qui ressemble à Buster Keaton. Il a bien compris.

Votre grand truc, c’est de donner des contre-emplois aux acteurs. Là, vous lui faites d’abord jouer un bourgeois, puis un pauvre.

Le contre-emploi déstabilis­e les acteurs et les oblige à aller voir ailleurs. C’est forcément intéressan­t. Tout le monde le sait.

Pourquoi Clavier seulement maintenant ?

J’ai fait tourner tous les acteurs du Splendid, sauf lui. Je savais que je me le ferais un jour. Il fallait le bon projet.

Dans le dossier de presse, vous dites que c’est Catherine Frot qui vous a mis en contact.

Je suis très copain avec Catherine. Lors d’un dîner, elle me parle d’un tournage qu’elle fait avec Clavier, Momo [Sébastien Thiery & Vincent Lobelle, 2017]. Je lui demande s’il est chiant, elle me répond que non. « Dis-lui que je l’aime beaucoup et que j’aimerais bien faire un film avec lui. » Elle lui passe le message le lendemain et Clavier en parle à Olivier Delbosc, le producteur de Momo qui m’appelle aussitôt. C’est parti comme ça.

Vous écrivez pour ou en fonction des acteurs ?

Pour eux. S’ils me disent non, je suis dans la merde. Dans ce cas, le plus souvent, je jette le script à la poubelle, sinon je prends un autre acteur. La Femme de mon pote était, par exemple, prévu pour Coluche et Dewaere. J’écrivais pour eux deux quand Patrick s’est suicidé. Lhermitte ne s’en est finalement pas trop mal sorti parce que remplacer Patrick, ce n’était pas rien. C’était un formidable acteur, aussi grand que Gérard.

Que vous êtes-vous dit quand vous avez rencontré ces deux types pour Les Valseuses ?

Que j’avais eu la main heureuse même si je ne me doutais pas qu’ils deviendrai­ent d’aussi grandes stars. Je me sentais plus à l’aise avec Patrick, qui avait un truc fantastiqu­e : il ressemblai­t à Marcello Mastroiann­i, mon idole. Il me touchait beaucoup, Patrick. Il avait du malheur en lui – on sait aujourd’hui qu’il a été victime d’abus sexuels dans son enfance. Gérard était plus aride, c’était un paysan avec, déjà, un sacré caractère.

Quel est votre lien avec Depardieu aujourd’hui ? On le sent ailleurs, il s’est installé en Russie, copine avec Poutine, visite la Corée du Nord…

C’est un garçon qui est devenu plus difficile qu’avant. Mais c’est un génie, alors on ferme sa gueule et on le filme.

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PHOTOS JEAN-FRANÇOIS ROBERT
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Christian Clavier,Gérard Depardieu et Bertrand Blier
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Les Valseuses
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