Première

EN COUVERTURE

Ma vie avec John F. Donovan de Xavier Dolan

- u PAR THOMAS BAUREZ

inter is coming ! » Nul doute que Kit Harington ne puisse plus supporter ce mantra de la série Game of Thrones. Pas sûr toutefois qu’il n’ose l’avouer à quiconque. La poule aux oeufs d’or est sacrée. Mais s’il doit tout à la série heroic fantasy dont la huitième et dernière saison s’apprête à boucler une faille spatio-temporelle ouverte en 2011, Kit Harington, alias Jon Snow, va essayer désormais de ne pas trop payer une célébrité acquise sur une seule note, donc potentiell­ement encombrant­e. De fait, le sombre héros au destin de roi pourrait bien faire de l’ombre à son interprète. Jusqu’ici les cinéastes ne se sont d’ailleurs pas trop foulés, exploitant à l’envi le corps sculpté du jeune homme pour des prestation­s sur mesure dans des gros machins en costumes sans intérêt (Pompéi, Le Septième Fils…). Il est ainsi savoureux que la sortie sans cesse repoussée du dernier film de Xavier Dolan survienne pile au moment où une page se tourne enfin pour Harington. Ma vie avec John F. Donovan est une réflexion sur les pièges du métier d’acteur à succès dans l’usine hollywoodi­enne prompte à broyer ce qu’elle a façonné. Dans cette entreprise cathartiqu­e mais un brin désespérée, Harington interprète John F. Donovan, un acteur de série qui, à force d’essayer d’éviter les attaques et les rumeurs, décide d’en finir avec la vie. Le film de Dolan s’emploie à raconter le calvaire de la star à travers le regard d’un autre, un ancien fan avec qui il a entretenu une relation épistolair­e. Dolan, on le sait, a mis beaucoup de lui-même dans ce film. Kit Harington, sûrement aussi, même si une pudeur l’oblige à ne pas trop s’aventurer sur ce terrain-là face à la presse. Il n’empêche qu’en bête constammen­t traquée et blessée, il est formidable et prouve que sans dragon ni manteau de fourrure, il reste crédible.

Si le film sort aujourd’hui en France, son processus fut long et pénible pour Xavier Dolan qui a mis pas loin de trois ans pour livrer sa copie [lire page 44]. Et il nous a fallu batailler un peu pour forcer son interprète principal à parler du film en dehors des clous d’une journée promo parisienne. Il faut dire qu’entre les représenta­tions de sa pièce de théâtre à Londres du texte de Sam Shepard, L’Ouest, le vrai et la grande parade autour du lancement de la dernière saison de Game of Thrones, Kit Harington est plutôt surbooké. Il s’est quand même autorisé une petite échappée pour nous livrer ses impression­s sur ce rôle qui pourrait bien changer sa carrière. Encore faudra-t-il que le film de Xavier Dolan, dont la réception fut plutôt tiède au festival de Toronto 2018, parvienne à dépasser les frontières du trône de France.

PREMIÈRE : Après trois ans d’un long processus, Ma vie avec John F. Donovan sort enfin. Vous êtes soulagé ?

KIT HARINGTON :

Je le suis surtout pour Xavier [Dolan] qui a travaillé dur pour le finir. Le scénario était particuliè­rement foisonnant et il a dû faire des choix. De manière générale, nous, les interprète­s, sommes moins exposés que les cinéastes. Les vrais auteurs, ce sont ceux qui écrivent et tournent. J’étais persuadé que Xavier prendrait les bonnes décisions, même si ça a dû être difficile pour lui...

Durant le montage du film, étiez-vous en contact avec lui, l’appeliez-vous pour savoir où il en était ?

Je crois que la dernière fois que nous avons parlé du film, c’était à la fin du tournage. Je ne suis pas du genre intrusif. Quand j’ai fait mon job, le reste ne m’appartient plus vraiment. Le tournage avec Xavier fut formidable. Il demande à chacun de ses collaborat­eurs d’être à 200 %. Pour arriver à obtenir le maximum d’intensité, il ne fallait jamais se relâcher. J’étais donc Donovan du matin au soir. Mon rôle est très introspect­if, j’avais besoin de souffler entre les prises pour me libérer de ce poids.

Parmi les choix difficiles auxquels Xavier Dolan a été confronté, il y a celui d’avoir coupé toutes les scènes avec Jessica Chastain. Comprenez-vous une telle décision ?

La réaction très classe de Jessica après l’annonce de Xavier a été exemplaire. Elle résume assez bien ce que j’évoquais. Nous, les interprète­s, essayons de donner le maximum mais à la fin, c’est le cinéaste qui tranche. Il peut transforme­r une scène en fonction de son montage, utiliser une musique particuliè­re ou retenir telle prise plutôt qu’une autre. Ce que nous avons fait avec Jessica était très fun et très pro. Mais je comprends totalement Xavier. S’il pensait que certaines séquences pouvaient déséquilib­rer l’ensemble, il a eu raison de les couper. Je n’ai pas vu les scènes en question, donc je ne peux pas juger de leur pertinence.

Outre les scènes avec Jessica Chastain, il y avait aussi toute une partie tournée à Prague avec des séquences en costumes…

Difficile d’en parler, car je n’y étais pas...

Comment s’est passée votre rencontre avec Xavier Dolan ?

Il avait lu une interview que j’avais donnée à un magazine et il avait trouvé que je ressemblai­s à l’image qu’il se faisait de son personnage : un acteur de télé célèbre, très exposé, qui tente de se protéger de tout un environnem­ent qui pourrait lui être néfaste s’il n’y prenait pas garde. Je vous parle bien sûr de John F. Donovan, pas de moi...

Justement, dans quelle mesure vous ressemble-t-il ?

Le fait qu’il soit un acteur de série populaire oblige forcément à faire une analogie mais que vous jouiez un assassin, un banquier ou bien un superhéros, votre travail reste le même. Vous tentez de l’incarner et de mettre à jour son intimité. Un acteur va forcément puiser dans son propre vécu, mais la chose se joue de façon plus complexe qu’une simple identifica­tion. La trajectoir­e ou les sentiments de votre personnage sont des éléments tangibles sur lesquels s’appuyer. Votre personnali­té s’immisce naturellem­ent. John F. Donovan a, par exemple, du mal à assumer sa sexualité, il est tiraillé par l’image qu’il est censé renvoyer aux autres. Ce n’est pas mon cas, mais je peux tout de même le comprendre.

Comment gère-t-on son image quand on est exposé en permanence comme vous l’êtes ?

En essayant de ne pas trop y penser et en restant focalisé sur son travail. Entre les tournages des épisodes de Game of Thrones, les projets pour le cinéma et les pièces de théâtre, je n’ai guère le temps de me poser des questions existentie­lles sur la façon dont je dois être ou pas. Depuis 2011, tout est allé très vite pour moi.

Trop ?

Non.

Dolan signe un film désenchant­é sur la façon dont Hollywood peut broyer un acteur…

Je crois que John F. Donovan est quelqu’un de fragile à la base. Même si ce n’est pas précisé dans le scénario, on peut imaginer qu’il a choisi le métier de comédien pour dompter ses angoisses et qu’il se retrouve malgré tout dans une impasse. Le monde qui l’entoure va le plonger dans l’incertitud­e. À certains moments de sa vie, il peut arriver que l’on se sente, pour une raison ou une autre, acculé et que l’on doive essayer de refaire surface. Si vous traversez une crise à Hollywood, les choses peuvent être décuplées. C’est un univers à part, voilà pourquoi les cinéastes aiment s’en servir comme cadre dramatique. Je n’ai pas de conseil particulie­r à donner à qui que ce soit, je suis juste un jeune acteur qui essaie de faire son métier.

Lorsque vous avez démarré la série Game of Thrones, en 2011, personne ne pouvait se douter de son incroyable succès. Votre personnage, Jon Snow, est devenu une sorte d’icône populaire. Vous en pensez quoi ?

Le succès, c’est toujours un peu fou. Et même si, comme je vous le disais, un acteur essaie de se préserver au maximum, lorsque ça vous tombe dessus, vous ne pouvez pas faire comme si de rien n’était. Pourtant, lorsque je quitte le plateau de Game of Thrones, je ne me prends pas pour Jon Snow. Il y a un tel décalage entre l’univers de la série et la réalité qu’il est impossible de ne pas déconnecte­r. Je le sens aussi au contact des fans. Lorsque nous sommes en promotion, il règne une certaine électricit­é

« JE N’AI GUÈRE LE TEMPS DE ME POSER DES QUESTIONS EXISTENTIE­LLES SUR LA FAÇON DONT JE DOIS ÊTRE OU PAS. »

dans l’air. Mais lorsque je reprends ma vie normale, les gens ne me regardent pas comme si j’étais Jon Snow. Le succès de Game of Thrones est certes énorme, mais cela s’est fait de manière progressiv­e. On a eu le temps de souffler entre les tournages.

Justement, beaucoup de films dans lesquels vous avez tourné surfaient plus ou moins sur votre image dans Game of Thrones. N’avez-vous pas peur d’être enfermé dans un seul registre ?

Tout ce qui m’arrive est assez miraculeux et je n’ai pas le temps de réfléchir en termes de carrière. Les choses se présentent à moi, je les saisis et j’essaye d’y mettre le maximum de coeur possible. J’ai joué dans des adaptation­s de jeux vidéo, des films d’action en costumes, mais j’ai également tourné un western très sombre, Brimstone, dont l’univers est bien loin de Game of Thrones. Et aujourd’hui, il y a le film de Xavier...

Connaissie­z-vous l’oeuvre de Xavier Dolan avant de tourner avec lui ?

J’avais vu Tom à la ferme et Mommy, qui, chacun à leur manière, m’avaient beaucoup touché. Ils partent de personnage­s en crise qui vont ensuite être obligés de composer avec un monde extérieur oppressant. Ses films ont des ambiances très fortes. Les scénarios tendent tous vers une libération des émotions... John F. Donovan attend lui aussi de pouvoir laisser échapper ses sentiments mais il est trop dans le contrôle. Il bute contre lui-même. Je sais que Xavier a opté pour des plans très rapprochés dans sa mise en scène afin de saisir cet enfermemen­t. Cela rajoute à cet effet de claustrati­on.

Ma vie avec John F. Donovan revêt-il un caractère particulie­r dans votre carrière ?

J’en suis très fier. Il a été tourné il y a près de trois ans, j’ai eu un peu le temps de l’oublier. Il ressurgit aujourd’hui et tout remonte à la surface, en premier lieu mon travail avec Xavier. Il y a aussi le bonheur d’avoir côtoyé d’immenses actrices comme Kathy Bates et Susan Sarandon. C’est assez incroyable. Pour le reste, je le dis, rien n’est calculé...

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