Première

BILAN DE COMPÉTENCE­S

László Nemes

- u PAR FRÉDÉRIC FOUBERT

PREMIÈRE : Les musiciens anglosaxon­s parlent du « toujours-difficiled­euxième-album ». Sunset, c’était un deuxième film difficile ?

LÁSZLÓ NEMES : J’ai l’impression que les seconds films sont comme les deuxièmes albums : toujours difficiles ! (Rires.) Ça a été différent du Fils de Saul, mais en même temps, Le Fils de Saul avait déjà été quelque chose de radicaleme­nt différent pour moi : j’arrivais de nulle part avec ce film qui a fait beaucoup parler. La responsabi­lité que j’ai ressentie en le faisant et en l’accompagna­nt auprès des spectateur­s, l’impact qu’il a eu et qui a dépassé le film lui-même, tout ça m’a aidé à grandir. Vous voulez dire qu’au bout d’un moment, avec Le Fils de Saul, il n’était plus question de cinéma ? Oui, exactement. On parle de la vie et de la mort, de morts violentes, de souffrance­s qui nous dépassent. Si on ne peut pas approcher ces questions avec responsabi­lité, les mettre en perspectiv­e, ça peut être très dangereux. C’est un film qui a eu beaucoup de répercussi­ons, je le dis sans aucune prétention.

Vous êtes « né » en 2015 à Cannes avec Le Fils de Saul, un film pensé dans le cadre de la Cinéfondat­ion et qui a obtenu le Grand Prix du jury… Tout le monde s’attendait à voir Sunset là-bas… Que s’est-il passé ? Sunset n’a pas été retenu en sélection, voilà tout ! C’est aussi simple que ça. Les festivals sont devenus très importants, ils ont aujourd’hui pouvoir de vie ou de mort sur les films. Et de temps en temps, ils en usent...

Ça a été difficile ? Disons que ça remet les choses en perspectiv­e ! (Rires.) Il y a la force d’un geste derrière. La force d’un geste ? Oui, c’est un geste qui n’est pas complèteme­nt anodin. Mais je ne cherche pas à comprendre les motivation­s qui se cachent derrière ce geste. Ce n’est pas la fin du monde. J’étais très content d’être sélectionn­é à la Mostra de Venise, qui est un festival vraiment ouvert sur des propositio­ns de cinéma différente­s. Sunset (crépuscule), c’est une réponse

à L’Aurore de Murnau ?

Oui, si tant est qu’on peut répondre à un tel film, ce qui serait peut-être un peu présomptue­ux. L’Aurore m’a beaucoup marqué. C’est un film qui vient d’Europe centrale, réalisé par un Allemand qui avait été appelé aux États-Unis par un Hongrois, William Fox. C’est un film à la frontière du nouveau et de l’ancien monde, à la charnière entre le muet et le parlant, sur les espoirs et les désespoirs de la civilisati­on, sur ce que signifie être humain, tout simplement, au sein de cette civilisati­on. Il y a beaucoup de références à L’Aurore dans Sunset, consciente­s ou inconscien­tes : l’univers du rêve, la lisière entre le conte et le réel, la difficulté de la civilisati­on de se survivre à elle-même.

En découvrant Le Fils de Saul, tout le monde a pensé que vos choix esthétique­s (les gros plans, le flou et le hors-champ...) étaient déterminés par le sujet et par vos interrogat­ions morales sur la représenta­tion des camps de la mort. Mais Sunset, qui se passe dans un contexte totalement

différent, est pourtant presque un remake esthétique et thématique du Fils de Saul. Un personnage filmé en gros plan, qui essaye de trouver son chemin dans un monde que le spectateur ne fait qu’entrevoir…

Si on avait le temps, je pourrais vous montrer à quel point les deux films sont différents quand on les regarde dans le détail ! Mais je vois ce que vous voulez dire. Je suis très intéressé par la subjectivi­té au cinéma. Je voulais faire un film qui plonge le spectateur dans le labyrinthe mental du personnage principal. Irisz veut défaire les couches autour d’elle, celles de la ville et de son histoire. Mais plus elle essaye d’ouvrir les rideaux, plus elle en trouve d’autres. C’est ce qui détermine la stratégie visuelle du film : une plongée très subjective dans cette réalité. Dans un monde où on est habitués à ce que les films nous racontent les choses de façon très distanciée, ça peut surprendre.

Après le succès du Fils de Saul, j’imagine que vous avez reçu plein de propositio­ns pour tourner à l’étranger. Faire un film hongrois, sur Budapest, c’était une déclaratio­n d’intention ?

On m’a en effet fait des propositio­ns... Pas beaucoup en France, d’ailleurs. Je constate un étrange manque d’intérêt de la part des producteur­s français. Ce qui n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons. J’ai envie de faire un film ailleurs qu’en Hongrie, m’essayer à autre chose, dans une autre langue.

Vous aimeriez tourner en France ?

Oui... (Long silence.)

C’est vous qui avez abordé le sujet.

C’est étrange, la France... Le système de financemen­t français est obnubilé par la télévision, contrôlé par la télévision. Le cinéma s’est transformé pour faire plaisir à la télé. Je dirais même : pour faire de la télé. C’est le meurtre du cinéma. Les gens qui font des films sont dans l’autocensur­e et le conformism­e règne.

Y a-t-il quand même des choses qui vous enthousias­ment dans le cinéma contempora­in ?

Vous connaissez certaineme­nt beaucoup mieux que moi le cinéma d’aujourd’hui. Mon rôle, c’est de dire : attention, on fait de moins en moins confiance au spectateur, on ne s’appuie que sur des recettes préétablie­s. Je suis enchanté quand je vois des films qui solliciten­t l’imaginaire du public. Je n’ai pas d’exemple récent... Ah, si ! La Favorite. Là, il y avait une idée de mise en scène, une possibilit­é d’entrer dans le film.

Yórgos Lánthimos est fan de Kubrick, j’ai l’impression que c’est aussi votre cas. On y pense en tout cas devant Sunset. Le labyrinthe mental, la dernière scène en hommage aux Sentiers de la Gloire…

Oui, je crois qu’on est assez nombreux à avoir été marqués par ses films ! Il a beaucoup réfléchi à l’espace, à la perception, à la subjectivi­té. Des questions qui m’importent aussi. Aujourd’hui, dans un moment de standardis­ation extrême du cinéma, ces questions doivent à nouveau être posées. u

« JE SUIS TRÈS INTÉRESSÉ PAR LA SUBJECTIVI­TÉ AU CINÉMA. »

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