BILAN DE COMPÉTENCES
László Nemes
PREMIÈRE : Les musiciens anglosaxons parlent du « toujours-difficiledeuxième-album ». Sunset, c’était un deuxième film difficile ?
LÁSZLÓ NEMES : J’ai l’impression que les seconds films sont comme les deuxièmes albums : toujours difficiles ! (Rires.) Ça a été différent du Fils de Saul, mais en même temps, Le Fils de Saul avait déjà été quelque chose de radicalement différent pour moi : j’arrivais de nulle part avec ce film qui a fait beaucoup parler. La responsabilité que j’ai ressentie en le faisant et en l’accompagnant auprès des spectateurs, l’impact qu’il a eu et qui a dépassé le film lui-même, tout ça m’a aidé à grandir. Vous voulez dire qu’au bout d’un moment, avec Le Fils de Saul, il n’était plus question de cinéma ? Oui, exactement. On parle de la vie et de la mort, de morts violentes, de souffrances qui nous dépassent. Si on ne peut pas approcher ces questions avec responsabilité, les mettre en perspective, ça peut être très dangereux. C’est un film qui a eu beaucoup de répercussions, je le dis sans aucune prétention.
Vous êtes « né » en 2015 à Cannes avec Le Fils de Saul, un film pensé dans le cadre de la Cinéfondation et qui a obtenu le Grand Prix du jury… Tout le monde s’attendait à voir Sunset là-bas… Que s’est-il passé ? Sunset n’a pas été retenu en sélection, voilà tout ! C’est aussi simple que ça. Les festivals sont devenus très importants, ils ont aujourd’hui pouvoir de vie ou de mort sur les films. Et de temps en temps, ils en usent...
Ça a été difficile ? Disons que ça remet les choses en perspective ! (Rires.) Il y a la force d’un geste derrière. La force d’un geste ? Oui, c’est un geste qui n’est pas complètement anodin. Mais je ne cherche pas à comprendre les motivations qui se cachent derrière ce geste. Ce n’est pas la fin du monde. J’étais très content d’être sélectionné à la Mostra de Venise, qui est un festival vraiment ouvert sur des propositions de cinéma différentes. Sunset (crépuscule), c’est une réponse
à L’Aurore de Murnau ?
Oui, si tant est qu’on peut répondre à un tel film, ce qui serait peut-être un peu présomptueux. L’Aurore m’a beaucoup marqué. C’est un film qui vient d’Europe centrale, réalisé par un Allemand qui avait été appelé aux États-Unis par un Hongrois, William Fox. C’est un film à la frontière du nouveau et de l’ancien monde, à la charnière entre le muet et le parlant, sur les espoirs et les désespoirs de la civilisation, sur ce que signifie être humain, tout simplement, au sein de cette civilisation. Il y a beaucoup de références à L’Aurore dans Sunset, conscientes ou inconscientes : l’univers du rêve, la lisière entre le conte et le réel, la difficulté de la civilisation de se survivre à elle-même.
En découvrant Le Fils de Saul, tout le monde a pensé que vos choix esthétiques (les gros plans, le flou et le hors-champ...) étaient déterminés par le sujet et par vos interrogations morales sur la représentation des camps de la mort. Mais Sunset, qui se passe dans un contexte totalement
différent, est pourtant presque un remake esthétique et thématique du Fils de Saul. Un personnage filmé en gros plan, qui essaye de trouver son chemin dans un monde que le spectateur ne fait qu’entrevoir…
Si on avait le temps, je pourrais vous montrer à quel point les deux films sont différents quand on les regarde dans le détail ! Mais je vois ce que vous voulez dire. Je suis très intéressé par la subjectivité au cinéma. Je voulais faire un film qui plonge le spectateur dans le labyrinthe mental du personnage principal. Irisz veut défaire les couches autour d’elle, celles de la ville et de son histoire. Mais plus elle essaye d’ouvrir les rideaux, plus elle en trouve d’autres. C’est ce qui détermine la stratégie visuelle du film : une plongée très subjective dans cette réalité. Dans un monde où on est habitués à ce que les films nous racontent les choses de façon très distanciée, ça peut surprendre.
Après le succès du Fils de Saul, j’imagine que vous avez reçu plein de propositions pour tourner à l’étranger. Faire un film hongrois, sur Budapest, c’était une déclaration d’intention ?
On m’a en effet fait des propositions... Pas beaucoup en France, d’ailleurs. Je constate un étrange manque d’intérêt de la part des producteurs français. Ce qui n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons. J’ai envie de faire un film ailleurs qu’en Hongrie, m’essayer à autre chose, dans une autre langue.
Vous aimeriez tourner en France ?
Oui... (Long silence.)
C’est vous qui avez abordé le sujet.
C’est étrange, la France... Le système de financement français est obnubilé par la télévision, contrôlé par la télévision. Le cinéma s’est transformé pour faire plaisir à la télé. Je dirais même : pour faire de la télé. C’est le meurtre du cinéma. Les gens qui font des films sont dans l’autocensure et le conformisme règne.
Y a-t-il quand même des choses qui vous enthousiasment dans le cinéma contemporain ?
Vous connaissez certainement beaucoup mieux que moi le cinéma d’aujourd’hui. Mon rôle, c’est de dire : attention, on fait de moins en moins confiance au spectateur, on ne s’appuie que sur des recettes préétablies. Je suis enchanté quand je vois des films qui sollicitent l’imaginaire du public. Je n’ai pas d’exemple récent... Ah, si ! La Favorite. Là, il y avait une idée de mise en scène, une possibilité d’entrer dans le film.
Yórgos Lánthimos est fan de Kubrick, j’ai l’impression que c’est aussi votre cas. On y pense en tout cas devant Sunset. Le labyrinthe mental, la dernière scène en hommage aux Sentiers de la Gloire…
Oui, je crois qu’on est assez nombreux à avoir été marqués par ses films ! Il a beaucoup réfléchi à l’espace, à la perception, à la subjectivité. Des questions qui m’importent aussi. Aujourd’hui, dans un moment de standardisation extrême du cinéma, ces questions doivent à nouveau être posées. u
« JE SUIS TRÈS INTÉRESSÉ PAR LA SUBJECTIVITÉ AU CINÉMA. »