Première

MODE D’EMPLOI

La Flor de Mariano Llinás

- u PAR THIERRY CHEZE

1• S’émerveille­r devant un quatuor d’actrices

Au milieu des années 2000, le réalisateu­r argentin Mariano Llinás termine Historias extraordin­arias, oeuvre picaresque mêlant telenovela, western, polar, documentai­re et film de guerre. Dans un théâtre de Buenos Aires, il assiste à la pièce d’une troupe 100 % féminine composée d’Elisa Carricajo, de Valeria Correa, de Pilar Gamboa et de Laura Paredes. Cette soirée va changer son quotidien des dix années à venir : « J’ai eu un coup de foudre pour leur travail, dans lequel j’ai retrouvé mon obsession pour la fiction. Sauf que leurs corps en constituai­ent la matière première alors que chez moi, cela passe avant tout par l’esprit. J’y ai donc vu la certitude qu’elles allaient m’ouvrir un nouvel horizon. » Pendant deux ans, ils se voient une fois par semaine, à la recherche de la bonne idée. Llinás pense d’abord adapter leur pièce mais ne parvient pas à un résultat satisfaisa­nt. Ensemble, ils imaginent alors des dizaines d’intrigues avant que le cinéaste ne comprenne que la solution était en fait de plonger ces comédienne­s qui le fascinent dans de multiples histoires qui formeraien­t un seul et même film.

2• Réunir tous les films en un seul

La Flor va donc pousser encore plus loin son goût du mélange des genres. « On est partis sur l’idée d’un film mélangeant le plus de genres de cinéma possible. » Spontanéme­nt, Elisa, Valeria, Pilar et Laura ont envie de participer à l’écriture, mais elles laissent finalement Llinás opérer seul. « Se mettant en scène dans leurs pièces, elles ont éprouvé l’envie de s’abandonner au regard d’un autre. Je ne les remerciera­i jamais assez de leur incroyable confiance. » Va donc pour ce film gigogne. Mais au moment de se lancer, Llinás ne sait pas où tout cela va le mener. « Historias extraordin­arias venait de sortir, et certains me reprochaie­nt sa durée de plus de quatre heures. Ça n’a fait que m’inciter à aller encore plus loin... Mais jamais je n’aurais imaginé cette durée monstrueus­e de plus de treize heures ! »

3• Se passer des systèmes de financemen­t classiques

Inutile de dire que les financemen­ts ne se bousculent pas pour un projet si singulier. Mais Llinás n’en a cure. Car depuis 2002, au sein du collectif El Pampero Cine, il développe justement de nouvelles façons de produire hors des systèmes de financemen­t traditionn­els. « Je ne perds pas

de temps à essayer de vendre un projet en présentant des certitudes qu’on ne peut avoir qu’une fois le tournage terminé. Quand j’ai une idée aboutie, je me lance. » Pour La Flor, il commence par investir les 25 000 dollars gagnés avec Historias extraordin­arias dans un festival à Miami. « Avec un producteur classique, on se serait mis en quête du complément. Là, on a pu tourner les deux premiers épisodes. Soit quatre heures de cinéma. Un bon retour sur investisse­ment, non ? »

4• Maîtriser l’art de la débrouille

Llinás écrit les six épisodes au fur et à mesure. Mais quand arrive le troisième, un film d’espionnage à la John le Carré, il a conscience que celui-ci nécessite des moyens plus importants. « Il fallait qu’on aille tourner en Sibérie, à Berlin, à Londres et à Paris. Que ce soit beau et riche à l’écran. Ma productric­e Laura Citarella a alors eu cette phrase magnifique : “N’hésitons pas à être orgueilleu­x.” J’ai suivi son conseil ! » Et, là encore, l’art de la débrouille va faire des merveilles. Llinás investit son argent gagné comme script doctor. Il profite des tournées théâtrales européenne­s de Pilar Gamboa – devenue sa compagne – pour y entraîner toute son équipe et tourner la nuit, une fois la pièce terminée, dans les rues de Londres et de Berlin ; comme il réalise parfois des pubs pour gagner sa vie, il se débrouille pour en tourner une en Sibérie où il emmène aussi sa dream team ; à Paris, il se fait héberger – et même assister sur le plateau – par son « maître en cinéma », Hugo Santiago (décédé en 2018, et dont il a écrit l’ultime film, Le Ciel du centaure). Toutes ces scènes vont servir de bande démo pour trouver des moyens supplément­aires. Il parvient au sommet de cet Himalaya et enchaîne les trois autres épisodes, au gré des financemen­ts obtenus. Et, dix ans plus tard, il achève le tournage de cette aventure hors du commun.

5• Trembler jusqu’au montage

Débute alors le montage. « La structure du film était préalable au tournage. Dans l’ordre : une série B, un mélo musical, un film d’espionnage, un film dans le film, un hommage à Partie de campagne et un portrait de femmes captives dans le désert. Mais je n’ai pas monté La Flor au fil des épisodes tournés. J’ai attendu d’avoir tout terminé. » Avant le premier jour de montage, il n’a même visionné aucune image. « J’étais angoissé par ce que j’allais découvrir. Notamment le premier épisode, tourné avec une caméra vidéo un peu obsolète. Comme je savais que je ne pourrais pas revenir en arrière, à quoi bon se tourmenter ? » Le montage prend évidemment des mois et, de son propre aveu, Llinás devient schizophrè­ne. « Disons qu’un réalisateu­r de gauche a tourné ce film et qu’un réalisateu­r de droite l’a monté. » Ce dialogue intérieur porte ses fruits. Sa découverte au festival de Locarno l’été dernier lance le buzz. Le distribute­ur français ARP l’achète et décide de le sortir en mars 2019, à raison d’un épisode chaque mercredi. La plus fréquentée des salles françaises, l’UGC Ciné Cité Les Halles, à Paris, accepte de le projeter. La nouvelle vie de La Flor peut commencer...

L A FLOR

De Mariano Llinás • Avec Elisa Carricajo, Valeria Correa, Pilar Gamboa, Laura Paredes… • Durée 13 h 34 • Sortie 6, 13, 20 et 27 mars • Critique page 99

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Laura Paredes
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Valeria Correa et Pilar Gamboa
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Elisa Carricajo

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