LES FORBANS DE LA NUIT
Un livre, deux versions, des suppléments en pagaille… Le chef-d’oeuvre du film noir signé Jules Dassin, tourné alors que le réalisateur est en exil en Grande-Bretagne, bénéficie d’une édition définitive chez Wild Side. Alleluia !
On sait que les chefs- d’oeuvre naissent parfois de contraintes, aussi dramatiques soient-elles. Prenez Jules Dassin : dénoncé par Edward Dmytryk comme communiste, à la fin des années 40, il est peu à peu poussé à quitter Hollywood. « La liste noire était établie mais il y avait un patron de studio qui avait acheté pour moi les droits d’un livre. Il ne se doutait pas du scandale que cela engendrerait et les ennuis ont commencé. J’ai parlé à la radio, j’ai lutté et puis un jour, ce patron m’a dit : “Fous-moi le camp, va à Londres et vite. On va te trouver un film à faire là-bas.” C’est comme ça que j’ai fait Les Forbans... » Le chef du studio, c’est Zanuck. C’est lui qui permet au cinéaste d’échapper à la meute et, sans le savoir, de signer l’un de ses meilleurs films. Pas encore en exil, mais déjà à l’étranger, à Londres, Dassin va en effet réaliser une merveille, épilogue de sa « trilogie américaine ». En trois ans, après des déboires à la MGM et sa fuite chez la Fox, Dassin avait renouvelé l’art du crime à l’écran en trois chefs-d’oeuvre de poche.
Les Démons de la liberté avec sa violence et ses meurtres dérisoires, La Cité sans voiles qui introduisait le néo-réalisme dans l’univers du thriller et Les Bas-fonds de Frisco, truck movie précurseur du Salaire de la peur qui nous entraînait dans le monde des rackets aux halles de San Francisco. Les Forbans de la nuit reprend tous ces thèmes et codes esthétiques. On y retrouve le mélange de réalisme documentaire et d’onirisme, le baroque de la composition, la photo expressionniste et le découpage nerveux. Et, même s’il fut tourné en Europe, Les Forbans de la nuit reste un film américain. Par sa tonalité, son sujet, son style, et le choix de ses interprètes (Gene Tierney a même du mal à prendre l’accent cockney).
BAS- FONDS. Le générique donne le ton : « The night in the city... The night is tonight... The city is London... » Un homme court dans les ruelles de Londres. Harry Fabian (Richard Widmark, dément) est un escroc minable qui pense avoir trouvé la combine de sa vie quand il rencontre le vieux lutteur grec Gregorius, père du puissant Christo qui organise tous les événements sportifs de Londres. Fabian décide de monter des matchs de lutte pour concurrencer Christo et tout va marcher de travers. Si le film se présente comme une enquête sur les milieux de la lutte ou un document sur les bas-fonds de Londres et les gens qui y vivent, Les Forbans de la nuit reste d’abord le portrait d’un loser. Fabian est un personnage pitoyable ; un minable, incapable de rendre les humiliations qu’il subit. C’est un type chétif qui n’a pas honte de vider le portefeuille de sa copine ; sa descente aux enfers est hystérique, frénétique.
SECOND COUTEAU. La belle idée du film est là : avoir pris comme héros un personnage qui, normalement, n’aurait été qu’un second couteau ( joué par Elisha Cook Jr. par exemple). Il ne représente aucune menace et si on décide de l’éliminer, c’est parce qu’il dégoûte les criminels doués. Film d’un pessimisme total, on ne peut que souscrire à la vision de Jacques Lourcelles : il tissait une relation symbolique et prophétique entre la chute de Fabian et la ruine ultérieure de la carrière de Dassin, qui ne retrouvera jamais plus ce niveau d’excellence. Et puisqu’on parle d’excellence, un mot sur cette édition griffée Wild Side. Un livre signé Philippe Garnier revient sur le making of et le coffret propose les deux versions (anglaise et américaine) du film. La version américaine est plus sèche, plus nerveuse, les personnages de Gene Tierney et de Hugh Marlowe ayant été pas mal sacrifiés pour le public américain. Seul intérêt du montage britannique : une BO inédite et une scène d’introduction plus longue et mélo.