Première

PORTRAIT Antonio de la Torre

Nouvelle figure de proue d’un cinéma espagnol qui regorge de créativité, Antonio de la Torre poursuit sa conquête de la France avec deux films ambitieux, Compañeros et El Reino. Portrait d’un hombre qui vous veut du bien.

- PAR ÉDOUARD OROZCO

Sortir coup sur coup deux films en espagnol, Compañeros (en mars) et El Reino (en avril) : c’est le pari un peu loco du Pacte. Loco mais pas totalement inconscien­t. Le distribute­ur possède une arme secrète : Antonio de la Torre. La nouvelle star du cinéma ibérique tient le rôle principal dans les deux longs métrages. Comment ça « qui ça ? » ? Antonio de la Torre, ce comédien sacré meilleur acteur lors des derniers Goya (l’équivalent de nos César), ce type filiforme que vous avez forcément aperçu chez Pedro Almodóvar (Volver, Les Amants passagers), Álex de la Iglesia (Balada triste) ou Alberto Rodriguez (La Isla minima). Il fut le héros d’un des succès les plus dingues du cinéma espagnol dans les salles françaises de ces dernières années : Que Dios nos perdone. Un thriller coup de poing réalisé de main de maître par Rodrigo Sorogoyen, un film qui a réuni chez nous pas moins de 200 000 curieux au coeur de l’été 2017. « En vérité, même moi j’ai eu du mal à réaliser, nous confirme Antonio de la Torre au téléphone. Le plus fou, c’est qu’il a fait plus d’entrées en France qu’en Espagne ! J’en suis vraiment fier. Parce qu’en tant qu’acteur, en tant que profession­nel du cinéma et même en tant que spectateur,

j’ai une grande admiration pour le cinéma français. Et pour la manière dont la culture, qu’elle soit française ou internatio­nale, y est traitée. Que l’un de mes films sorte en France était déjà un honneur en soi. Alors qu’il fasse ce score-là, vous imaginez ? »

Du journalism­e au cinéma

Antonio de la Torre ne semble pas totalement conscient de ce qui lui arrive. C’est le propre des acteurs qui percent sur le tard, ceux qui ont vécu une vie avant. On sent qu’il savoure à plein cette nouvelle destinée, mais qu’il n’abandonner­a jamais l’humilité qui a guidé sa carrière depuis vingt-cinq ans. Ce comporteme­nt d’antistar est à l’image de son parcours, qui l’a vu se hisser lentement mais sûrement au rang des plus grands acteurs espagnols de sa génération. Il y a eu les courts métrages, les production­s fauchées, ou les apparition­s clin d’oeil comme dans Le Jour de la bête, film culte d’Álex de la Iglesia, en 1995. Pendant des années, ce fut la course au cachet, dans des réalisatio­ns pas toujours glorieuses, et la litanie des jobs de substituti­on. « J’ai vingt-cinq ans de carrière, mais en réalité, ça ne fait que dix ou douze ans que je vis du métier d’acteur. Avant, je travaillai­s comme journalist­e à la télévision publique, et je n’ai pu arrêter qu’en 2007 quand j’ai remporté mon premier Goya, comme second rôle. Ça fait dix ans que ça marche pour moi. Mon travail est reconnu et j’en suis très heureux. »

Il y a cette humilité, mais ce qui transpire de sa voix et de sa manière de parler, c’est aussi de l’empathie et une implicatio­n totale dans son travail. De la Torre est un énorme bosseur, prêt à prendre 30 kg pour son rôle de Gordos ou à rencontrer des spécialist­es pour incarner le flic bègue et asocial de Que Dios nos perdone. Chaque rôle est pour cet acteur une expérience sociale, l’occasion de découvrir et de comprendre le malheur des autres et d’affirmer un peu plus son humanisme. « Plus je fais des films et plus je deviens conscient de l’importance de chacun d’entre nous. Une vie compte plus que n’importe quelle frontière, nation ou bannière », assène-t-il. Avec ce genre de discours, on ne s’étonne pas quand il se met à parler politique. Que ce soit pour brocarder l’extrême droite locale ou pour porter un discours féministe, répétant plusieurs fois à quel point le milieu du cinéma est dur pour les actrices passé un certain âge : « Quand j’ai tourné Balada triste, j’avais 42 ans, et Carolina Bang, qui joue ma compagne, en avait 25. Personne ne s’est posé de question par rapport à cette différence d’âge, mais si ça avait été l’inverse, il aurait fallu l’expliquer. »

La politique de l’acteur

Cette personnali­té atypique est donc résolument progressis­te et c’est aussi ce qui a ouvert l’appétit des réalisateu­rs espagnols les plus talentueux. Le dernier en date étant Rodrigo Sorogoyen, qui a définitive­ment fait décoller sa carrière. Un cinéaste de 37 ans, bourré de talent, qui forme un duo de choc avec la scénariste Isabel Peña. « Rodrigo, le cinéma lui coule dans les veines, dit-il, enthousias­te. La façon dont il a le film en tête est impression­nante. Sa conception visuelle du cinéma est limpide et puissante. » Après Que Dios nos perdone, de la Torre n’a pas hésité à rempiler pour El Reino, où il joue Manuel Lopez-Vidal, un homme politique corrompu qui refuse de servir de bouc émissaire quand son parti se retrouve plongé dans un énorme scandale. « El Reino est une opportunit­é de parler du

monde dans lequel on vit. En Espagne, on a eu affaire à un grave problème de malversati­on ; un de nos partis politiques avait mis en place un système de corruption à grande échelle. Mais ce problème va au-delà de ce parti, il concerne toute la société. Si ces hommes politiques ont pu mentir et tricher, c’est que la morale de la société a rendu acceptable ce type de comporteme­nts. La révolution doit être avant tout culturelle et pédagogiqu­e, il faut un changement de valeurs, une nouvelle manière de penser. Il faut voir l’autre comme une prolongati­on de soi. » Comme pour mieux enfoncer le clou, il incarne également un homme politique, le futur président de l’Uruguay, dans Compañeros, qui raconte les douze ans d’incarcérat­ion de José Mujica (de 1973 à 1985) durant la dictature militaire. Une figure de l’extrême gauche sud-américaine a priori en totale opposition avec LopezVidal. Mais que Mujica, qu’on surnomma « le président le plus pauvre du monde », n’aurait pas forcément condamné, imagine de la Torre : « Quand Mujica a rencontré le roi Juan Carlos dans sa ferme, il lui a pris la main et lui a dit : “Tu as eu le malheur d’être roi, tu t’es fait avoir !” (Rires.) Alors peut-être qu’il aurait vu Manuel Lopez-Vidal comme une pauvre victime de l’ambition, du système capitalist­e, des magouilles et des jeux d’intérêt des partis. Lopez-Vidal est lui aussi pris au piège, il vit dans l’angoisse, comme un animal. En travaillan­t sur Compañeros, je me suis aussi replongé dans l’histoire de Nelson Mandela, que Mujica aimait bien citer, qui disait qu’il ne fallait pas seulement libérer les oppressés, mais aussi les oppresseur­s. Donc, d’une manière ou d’une autre, il aurait vu que Manuel Lopez-Vidal est aussi une victime. »

Torre amor

On l’aura compris : Antonio de la Torre aime les personnage­s complexes. Sûrement parce que le métier d’acteur, et l’âge, lui ont appris à ne pas juger, ou du moins à aller chercher au-delà des apparences. « Quand Fernando Lugo s’est retrouvé au milieu d’un scandale qui lui a coûté la présidence du Paraguay, il a ressorti cette citation de Térence [poète latin du IIe siècle avant J.- C.], que j’aime beaucoup : “Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger.” Ça résume bien à quel point il est difficile d’être cohérent pour l’être humain. Ces personnage­s sont souvent les plus intéressan­ts, on ne sait pas si on les aime ou si on les déteste, c’est comme la vie. »

Au fond, Antonio de la Torre symbolise tout ce qu’on adore dans le cinéma (espagnol, mais pas seulement) : le désir, la spontanéit­é, la prise de risques, l’originalit­é et une capacité à pondre des films de genre brillants avec peu de moyens. Mais, comme il le répète, rien n’est simple, et si en France, on jalouse les pépites de nos voisins ibères, le comédien nous ramène sur terre vite fait. « C’est plutôt moi qui suis impression­né par la vigueur du cinéma français ! En Espagne, seulement 8 % des acteurs vivent du cinéma. Les autres doivent combiner leur passion avec un autre travail. » Une situation économique dure à vivre mais qui est peut-être le moteur d’une inventivit­é qui fait souvent défaut aux production­s tricolores. La pause est finie et de la Torre nous salue avec regret. Il s’en va terminer le tournage d’El Plan, un huis clos adapté d’une pièce de théâtre. En attendant, qui sait, de tenter sa chance dans une production française ? « Ce serait un rêve », conclut-il timidement.

« PLUS JE FAIS DES FILMS ET PLUS JE DEVIENS CONSCIENT DE L’IMPORTANCE DE CHACUN D’ENTRE NOUS. » ANTONIO DE LA TORRE

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El Reino de Rodrigo Sorogoyen
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Compañeros d’Alvaro Brechner
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