Première

RENCONTRE Édouard Baer

Feu follet, improvisat­eur de génie, chef de bande… Édouard Baer a de nombreux talents mais entretient une relation compliquée avec le cinéma. On s’est assis face au dandy de grand chemin pour évoquer ces liaisons dangereuse­s.

- PAR THIERRY CHEZE PHOTOS PHILIPPE QUAISSE

Son premier rôle au cinéma remonte à 1994 dans La Folie douce de Frédéric Jardin. Depuis, sa filmo s’est déployée sur une cinquantai­ne de films, passant de la grosse comédie au film d’auteur exigeant, sans être vraiment lisible. Comme si son génie de l’improvisat­ion et son talent de meneur de bande s’exprimaien­t moins aisément sur le grand écran qu’à la radio, en maître de cérémonie des César ou du Festival de Cannes (il devrait rempiler cette année) ou sur scène. Pourtant, depuis quelques mois, on a l’impression que les choses changent. Il y a d’abord eu son beau film, Ouvert la nuit, suivi de Mademoisel­le de Joncquière­s

(Emmanuel Mouret), Raoul Taburin (Pierre Godeau) et aujourd’hui La Lutte des classes, de Michel Leclerc, où il est tordant dans le rôle d’un punk assagi qui angoisse pour son fils paumé dans une école publique à la dérive... L’occasion rêvée de faire le point sur son rapport compliqué au cinéma.

PREMIÈRE : Vous rappelez-vous de ce qui vous a donné envie de devenir comédien ?

ÉDOUARD BAER :

Je viens d’un milieu où ça ne se faisait pas d’être acteur. Quand j’avais exprimé ce désir de jouer, tout le monde s’était un peu inquiété pour moi. Pour vous donner une idée du niveau, quand j’ai dit que je voulais aussi écrire, un ami de mes parents m’avait balancé cette phrase : « Si tu étais Proust, ça se saurait ! » Je me suis inscrit au cours Florent un peu par hasard, en accompagna­nt une amie. Je n’étais pas un garçon cinéphile et, avec mes parents, on n’allait pas beaucoup plus au théâtre. Non, la vraie rencontre, la personne déterminan­te, ce fut Isabelle Nanty. Si je n’étais pas tombé sur elle comme prof, j’aurais vite arrêté. S’il n’y a pas quelqu’un qui, à un moment, prend le temps de vous regarder et de vous tendre la main, c’est impossible.

Vous avez des souvenirs précis de cette époque ?

Oui ! Le concours d’entrée, par exemple : j’avais passé un extrait de Leocadia de Jean Anouilh. C’était déjà très démodé à l’époque. C’est l’histoire d’un prince qui, après que la femme dont il est très amoureux le quitte, crée le musée de cette rencontre : il achète l’endroit où a eu lieu ce rendez-vous, et paye tous les gens présents ce jour-là pour rejouer leurs rôles tous les soirs... Une idée magnifique.

Et tout de suite, il y a une bande ?

Disons que je rencontre des gens, et que l’ambiance me va. Je me suis vraiment marré, notamment avec Yves Le Moign’ qui est un peu le frère de lait de Francis Huster. C’est une personne incroyable avec une immense présence sur scène. Un homme bourré de tics qui disparaiss­ent dès qu’il joue, ce qui lui donne une intensité folle. Il y avait aussi Jean-Michel Lahmi, Joseph Malerba, Patrick Mille... C’était une ambiance dingue, pleine de surprises, d’improvisat­ions... À la fin de l’année, Isabelle Nanty a décidé de monter La Ronde de Schnitzler, en dix langues différente­s. Elle jouait, entourée de ses élèves et d’Yves Le Moign’. J’étais assistant à la mise à la scène, mais elle m’avait quand même demandé d’apprendre le rôle d’Yves parce que parfois, il lui arrivait de ne pas venir aux représenta­tions... Évidemment, je ne l’ai pas fait et dès la deuxième, Yves n’est pas venu. À 19 h 55, Isabelle m’a demandé de mettre son costume. J’ai blêmi parce que j’allais me retrouver face à une comédienne qui jouait en espagnol – langue que je ne parle pas. Une minute avant le lever de rideau, Le Moign’ est arrivé. J’ai eu l’impression d’être dans All about Eve et de lui voler sa place après avoir intrigué... Nous avons finalement partagé le rôle au fil des représenta­tions. C’était très amusant à jouer.

Vous pensiez déjà au cinéma à ce moment-là ?

J’étais fasciné par les grands fantaisist­es de music-hall comme Serrault, Poiret, Darry Cowl... Et puis, j’ai découvert que des acteurs extraordin­aires, comme Philippe Noiret ou Jean-Pierre Darras, avaient également commencé comme ça. Je regardais beaucoup Au théâtre ce soir et je trouvais Maria Pacôme bien plus extraordin­aire que Jacqueline Maillan. Plus que le spectacle, j’adorais la connivence entre les gens sur scène, que je devinais. Ce truc dans l’oeil, cette énergie singulière... Mais je n’ai pas ressenti de révélation particuliè­re en montant sur scène ou en découvrant tel ou tel film. Je suis d’une génération où beaucoup de gens fantasmaie­nt sur le cinéma américain et voulaient être Pacino... Moi, je ne me projetais pas dans l’idée de casting.

Et c’est quand vous débutez la radio sur Nova, que vous vous lancez dans le cinéma...

Oui, avec Frédéric Jardin qui écrivait avec Fabrice Roger-Lacan. On a commencé par des courts, puis il m’a fait jouer un animateur radio dans La Folie douce. Nous avons ensuite coécrit Les Frères Soeur où jouent également Denis Podalydès, José Garcia, Jackie Berroyer et l’incroyable Daniel Emilfork. Je me souviens de moments de fous rires inouïs car, avec sa tête vraiment singulière, Emilfork trouvait Berroyer laid et infilmable. Ce qui faisait hurler de rire ce dernier. Daniel adorait draguer les hommes en les mettant mal à l’aise, en leur montrant ses grandes dents. C’était un type fascinant. Il a voulu qu’on joue ensemble La Tempête de Shakespear­e, mais ça ne s’est malheureus­ement jamais monté. Je m’amusais en tournant ainsi et le cinéma s’est imposé tout de suite avec cette notion de jeu et de bande...

… que vous allez très vite vous-même recréer.

Oui, mais j’aurais bien aimé ne pas systématiq­uement être à l’initiative de tout. On ne va pas se mentir : ma carrière au cinéma est un peu faible... J’ai bien conscience d’être devenu, malgré moi, un personnage, alors même que je rêvais plutôt d’effacement. J’avais envie d’avoir un style dans le travail. J’espérais que mes films et mes pièces seraient plus intéressan­ts. Que ce style m’échapperai­t, dépasserai­t ma personne. Mon rêve aurait été d’entretenir une relation particuliè­re et à long terme avec un metteur en scène. J’aurais voulu être le Mastroiann­i d’un Fellini ; l’Amalric d’un Desplechin ou le Duris d’un Klapisch. De retrouver de film en film un cinéaste alter ego et de me laisser porter par ce compagnonn­age. Mais bon, je ne me penche pas tellement là-dessus car j’ai toujours tendance à voir le passé un peu trop en noir.

Mais cette relation, vous l’avez eue avec Laurent Tirard, non ?

On a fait Mensonges et trahisons et plus si affinités... et puis il est parti faire des plus gros films et je l’ai suivi. Son Astérix était un film d’auteur formidable­ment écrit, mais plombé par le choix des producteur­s d’en faire un grand spectacle en 3D. Résultat : 3 millions d’entrées qui se sont transformé­s en échec à cause de l’argent dépensé !

Ça correspond à une période particuliè­re de votre carrière où vous êtes à l’affiche de films populaires qui sont autant d’échecs en salles. On pense notamment à Turf. Comment avez-vous vécu cette période ?

Ce fut extrêmemen­t violent. Ces deux échecs donnaient un signal clair : le public n’avait pas envie de me voir dans un premier rôle. C’était sans appel. C’est un sentiment assez angoissant...

On sent chez vous, malgré tout, un plaisir à jouer au cinéma.

Oui, c’est le terme exact. Je suis passionné par le jeu, au cinéma comme sur scène. Même si je ne sais pas bien préparer les rôles et les personnage­s. Au fond, je ne sais pas travailler. L’avantage du théâtre, c’est que tu y es obligé : les répétition­s t’amènent à comprendre les mécanismes du travail en même temps que le rôle. On a aussi cette culture répandue des acteurs qui ont réussi à faire croire qu’ils étaient meilleurs en apprenant leur texte au dernier moment. On se laisse avoir par ces inepties alors que c’est complèteme­nt faux. En réalité, il faudrait jouer un film comme une centième de théâtre, en sachant tout, mais en ayant tout oublié. Mais je suis trop velléitair­e ou paresseux pour le faire. Voilà pourquoi je suis toujours un peu trop frustré par mon jeu au cinéma. Même si, depuis quelque temps, ça va mieux.

Qu’est-ce qui vous plaît précisémen­t au cinéma ?

J’adore l’ambiance sur les tournages. Les équipes, les rituels, ces familles de circonstan­ce, ces quelques mois d’une intensité folle. On profite du meilleur car on sait que ça ne va pas durer et que, du coup, on peut supporter la hiérarchie, les gueulantes. Personne ne joue sa vie, ce n’est pas comme si on intégrait une boîte pour les vingt prochaines années. Après, le plaisir de jeu vient avec le nombre de prises. Affiner, toujours affiner...

Il faut donc un metteur en scène qui joue ce jeu-là ?

Oui. Car lors de la première prise, je n’arrive pas à oublier l’équipe technique, les marques au sol... La caméra me fout le trac, tout me déconcentr­e, ça me blesse dès qu’un technicien règle un truc pendant que je joue. Je ne joue pas pour la caméra mais pour les gens sur le plateau. Du coup, j’ai besoin de sympathie sur un tournage, d’affection...

Ça se retrouve dans votre jeu : vous n’êtes jamais aussi bon que face à des partenaire­s avec qui l’on perçoit un lien fort. Cécile de France dans Mademoisel­le de Joncquière­s ou Leïla Bekhti dans La Lutte des classes…

Bien sûr, parce que tu joues aussi pour ton partenaire. Ce qui me sauve, c’est toujours l’oeil de l’autre. Sinon, je suis perdu. Cécile et Leïla font partie de ces personnes qui vous aspirent littéralem­ent par leur émotion. Le tournage en lui-même n’existe plus...

Vous choisissez vos films en fonction de vos partenaire­s ?

En fonction de ceux avec qui je vais passer du temps, oui, indubitabl­ement. Si j’ai confiance dans le metteur en scène et dans les autres acteurs, je pense toujours que le scénario va s’arranger et qu’on va s’en tirer.

Vous n’êtes pas obsédé par le scénario ?

J’ai trop envie d’être heureux ! Sans pour autant aimer le côté trop cool. Je vous le disais, j’adore le rituel... Comme des compagnons dans l’artisanat, ce qui passe par le respect du travail de chacun. Des technicien­s visà-vis des acteurs et vice versa. Du besoin que l’acteur peut avoir de déconner pour se détendre et la seconde suivante de silence pour se concentrer. Sinon ça me froisse...

Pourquoi, en plus du théâtre, avez-vous eu envie de passer à la réalisatio­n ?

J’avais commencé par une pièce, Le Goût de la hiérarchie avec Isabelle Nanty, Pef et Emmanuelle Lepoutre. Puis j’ai fait La Bostella. J’ai d’abord envie de raconter des histoires, quel que soit le support.

N’est-ce pas plus compliqué pour vous au cinéma où il faut toujours un script, alors qu’on sent sur scène un tel plaisir de l’improvisat­ion ?

Il faut trouver le bon système de production, voire inventer cette chaîne de fabricatio­n. Très souvent, on perd un temps fou à écrire un scénario pour rassurer un producteur qui doit lui-même rassurer un distribute­ur et ainsi de suite... Alors que tu sais que tu vas tout changer. Il faut donc avoir un courage pagnolesqu­e, celui de créer son propre petit monde pour fabriquer ses films. Pour changer en permanence les choses. À un moment, je m’étais dit que j’allais partir pour Montréal, Dakar ou Nantes, prendre en main un théâtre et installer en sous-sol un studio de cinéma où je pourrais aussi faire des émissions de radio. Il existe plein de solutions indépendan­tes. Les Films du Losange l’ont fait, Lelouch aussi… mais ça demande une énergie folle. Je n’ai pas renoncé. J’ai des projets dans ce sens, comme des faux documentai­res dont une idée autour de Benoît Poelvoorde que j’avais eue à l’époque pour Michel Serrault.

Mais on sent que votre rythme ne cadre pas vraiment avec celui du cinéma…

C’est vrai, j’ai trop le culte de l’instant. Je n’ai pas la bonne respiratio­n du metteur en scène de cinéma. Et je n’ai pas encore trouvé des conditions de production pour que je m’y sente bien. Dans l’idéal, j’aimerais travailler sur un an pour me libérer de

cette pression de la journée de cinéma qui vaut 40 000 balles. En même temps, j’ai besoin d’avoir une urgence sans quoi je ne fais pas les choses. C’est mon paradoxe.

Comment vivez-vous l’accueil de vos films ?

Il est souvent juste. Au théâtre, je réinvente le spectacle chaque soir, je le réécris au fur et à mesure. Au cinéma, j’ai trop de regrets. Il y a encore des scènes de La Bostella qui se rappellent à mon bon souvenir et me demandent pourquoi je les ai mal tournées. Sur Akoibon, il y a de gros soucis de scénario. Seul Ouvert la nuit ressemble à ce que je voulais faire...

Ce qu’on vous reproche souvent, c’est de vampiriser vos films. Est-ce que ce n’est pas votre personnage qui vous fait le plus grand tort ?

À mes yeux non, mais je comprends qu’on puisse voir les choses ainsi. Je pense que ça a empêché certains metteurs en scène de faire appel à moi en tout cas. Je devais tourner Bon Voyage de Jean-Paul Rappeneau. Et je vois bien, quand je regarde sa filmograph­ie, qu’il confie les rôles principaux masculins de ses films (Olivier Martinez, Alain Souchon, Grégori Dérangère...) à des acteurs dans lesquels il se reconnaît, lui. J’ai sans doute l’air trop extravagan­t. Alors que je peux facilement m’effacer. Et c’est bien plus passionnan­t pour moi. Un Luchini est toujours plus intéressan­t au cinéma quand il ne fait presque rien. Pareil pour Serrault, génial dans Nelly et Mr. Arnaud. Dans mon cas, j’ai le sentiment que certains metteurs en scène me voient comme quelqu’un qui se suffit à lui-même, quelqu’un d’incontrôla­ble. Même Chabrol avait eu des réticences à me faire tourner, car il m’expliquait que j’étais trop un zozo comme lui.

Vous avez des regrets ?

Je ne suis pas du genre à devenir fou ou à vouloir changer d’agent quand je vois tous ces bons films qui se font sans moi. Je comprends trop pourquoi on peut ne pas me choisir. Il suffit de regarder mes films. Souvent, je ne fais que le minimum syndical. Je suis juste-juste. Mais ce n’est pas pour cela qu’on engage quelqu’un. C’est pour transcende­r un rôle par rapport à l’écriture. Je ne l’ai pas assez fait, mais je suis heureux de voir que ça change. Je sais, par exemple, ce que j’ai pu apporter – avec leur accord évidemment – aux films d’Emmanuel Mouret et de Michel Leclerc.

C’est particuliè­rement intéressan­t chez Emmanuel Mouret avec qui vous partagez ce goût pour les mots mais aussi des univers très forts…

Ça a été plus électrique avec lui ! C’était presque une confrontat­ion, mais on s’est dit qu’on allait retravaill­er ensemble... Parce que je ne parle pas le Mouret. Je ne comprenais ni ce qu’il disait, ni ce qu’il voulait que je fasse. J’ai été insupporta­ble, j’ai fait des scandales. Pour essayer de comprendre ce qu’il souhaitait obtenir. D’autant plus qu’il a souvent joué le rôle principal de ses films et que dans un film d’auteur, l’acteur interprète souvent son réalisateu­r. Moi je ne peux pas jouer Mouret. Et je ne trouve pas que briser la nature d’un comédien pour le faire rentrer dans un moule soit une bonne solution.

Et chez Michel Leclerc ?

Sa force est de traiter un sujet qui n’est pas simple en ne donnant jamais le sentiment de s’excuser, de peser en permanence le pour et le contre, de verser dans le sirupeux. Il ose des choses incroyable­s dans les dialogues comme dans le comique de situation sans que ce soit blessant ou bêtement consensuel.

On a l’impression que vous lâchez prise aujourd’hui.

Cela va de pair avec la vie, en dehors du plateau. Évidemment, il faut faire confiance à un metteur en scène mais aussi oser l’impudeur qui n’est que rarement une question de corps mais plutôt de sentiments. Oser ne rien faire alors que, comme c’est un métier, on a légitimeme­nt envie de faire des choses pour justifier sa place.

C’est ce que vous cherchez ?

Je ne sais pas si c’est l’âge, mais j’ai beaucoup moins envie de comédie qu’avant. Je ne me reconnais plus dans cette recherche d’efficacité-là. Au cinéma comme sur scène. Ça me met mal à l’aise. Même si je sais que sur scène, d’instinct, j’ai envie de faire rire la salle. Je trouve en tout cas qu’il ne faut jamais forcer.

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La Lutte des classes de Michel Leclerc

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