INTERVIEW Ian McShane
Ian McShane, acteur de caractère
À l’affiche de la saison 2 d’American Gods, sur Amazon Prime Video, Ian McShane s’assoit face à Première pour raconter six décennies passées dans les tranchées de l’industrie, du Swinging London à Game of Thrones, en passant par Dallas et John Wick. Et Deadwood, bien sûr, la géniale série western bientôt ressuscitée par HBO.
Sa fameuse voix de prince des ténèbres qui fait trembler les murs et s’écraser ses interlocuteurs, Ian McShane la réserve surtout pour ses prestations à la télé et au cinéma. En vrai, l’acteur de 76 ans parle un ton au- dessus et ressemble moins aux terrifiants salopards qu’il incarne régulièrement à l’écran qu’à un rocker baby-boomer, affable et déconneur. Look de vieux corsaire, en noir des pieds à la tête, jean slim, foulard, bagouzes et chaînes autour du cou, il était le mois dernier en tournée promo à Paris pour lancer la deuxième saison d’American Gods, adaptée du livre de Neil Gaiman, une immense cathédrale baroque racontant le combat des divinités ancestrales contre les nouveaux dieux de la technologie et des médias. Une série câblée (de la chaîne américaine Starz) qu’on regarde en France en SVOD (sur Amazon Prime Video) : c’est d’une certaine manière raccord avec la carrière de McShane, qui raconte à elle seule toutes les mutations du show-business depuis un demi-siècle. Il a commencé sa carrière aux côtés de John Hurt et Ian McKellen, a croisé le fer avec Columbo, J. R. et Sonny Crockett, connu les grandes heures de la télé de network, et définitivement explosé aux yeux du monde grâce à la série western Deadwood, où il campait le maquereau malpoli Al Swearengen et qui a fait de lui l’un des visages les plus emblématiques de l’âge d’or câblé des années 2000, aux côtés de James Gandolfini. À Paris, dans une suite de l’hôtel Bristol, quelques jours avant que le PSG ne se fasse laminer par Manchester United (dont son père, Harry McShane, fut l’un des footballeurs stars dans les années 50), Ian McShane raconte sa vie, en trente minutes chrono.
PREMIÈRE : Le mois dernier, dans le magazine, on s’est amusés à lister les meilleurs films de gangsters britanniques de tous les temps. Du coup, on a revu plein de polars
seventies dans lesquels vous jouez
comme La Cible hurlante…
IAN MCSHANE : Oh, très bon ! Oliver Reed et sa mitrailleuse. Totalement déchaîné, ce truc, très violent. Vous avez mis Salaud dans votre liste ? Oui. Dans lequel vous interprétez l’amant de Richard Burton… Ça, c’est un film super intéressant. Inspiré par les frères Kray [deux mafieux londoniens mythiques des années 50- 60], et écrit par le comédien Al Lettieri, vous savez, celui qui jouait Sollozzo dans Le Parrain. Richard Burton était un homme génial, grand acteur, très marrant. Mon personnage, Wolfie, était bisexuel, et on avait cette espèce de relation sado-maso. Juste avant qu’on tourne la scène où il me casse la gueule et finit par avoir envie de moi, Burton, qui formait à l’époque le couple le plus célèbre de la planète avec Elizabeth Taylor, se tourne vers moi et me dit : « Tu sais, Ian, je suis très content que tu joues ce rôle. Parce que... tu me rappelles Elizabeth ! » (Rires.) Il faut dire que j’avais les cheveux plus longs, à l’époque ! La rumeur dit que vous avez tourné une scène de sexe avec Burton, qu’elle a été coupée au montage et qu’elle a ensuite disparu à jamais… Non, non, c’est faux, il n’y avait pas de scène de sexe ! Dès qu’on commençait à s’enlacer, Burton n’en pouvait plus d’attendre que le réalisateur dise « cut », donc ça ne risquait pas d’aller plus loin que ça ! Mais pour l’époque, c’était un film assez gonflé. Dans la génération des Michael Caine, Terence Stamp, vous êtes le petit frère… Oui, j’ai six ou sept ans de moins qu’eux et Albert [Finney]. Mais j’ai commencé très tôt. J’ai tourné mon premier film, The Wild and the Willing, à 18 ans. Ensuite, il y a eu La Bataille d’Angleterre, puis ce film avec Ava Gardner, The Ballad of Tam Lin...
Quand on revoit vos films des années 60-70, on est frappés par l’atmosphère très Swinging London que vous trimballez avec vous. La coupe de cheveux, les fringues… Même là, aujourd’hui, je vous regarde et je me dis que vous pourriez être membre des Rolling Stones… (Rires.) Pourquoi pas ? Je pourrais d’autant plus facilement que je suis très copain avec Ronnie [Wood, guitariste des Stones]. Et j’ai fait un Pirate des Caraïbes avec Keith [Richards]. C’est le son de ma génération. L’autre jour, j’étais content, parce que je me suis retrouvé dans un avion avec Paul McCartney. Je connais bien Ringo, j’avais croisé George, mais je n’avais encore jamais parlé à Paul. Je lui ai raconté qu’en 1963, je jouais dans cette dramatique télé avec Jane Asher, sa petite amie de l’époque. En sortant du studio, j’étais tombé sur des dizaines de filles surexcitées. Je n’avais pas compris que Paul était dans les parages, je croyais qu’elles étaient là pour moi... Le rôle-phare de votre carrière, vous ne l’avez trouvé qu’à 60 ans passés, dans Deadwood. Est-ce qu’en lisant le script, vous vous êtes dit : « Ça y est, c’est mon moment » ? Absolument ! Je venais de jouer au théâtre dans le musical Les Sorcières d’Eastwick et je n’avais aucune envie de m’engager sur un show télé. Mais on m’a conseillé d’y réfléchir à deux fois. Une série HBO, écrite par David Milch, réalisée par Walter Hill ? Bon, OK, je signe où ? (Rires.) Avant, la télé, c’était toutes les semaines la même chose. Puis, un jour, le business model a changé pour proposer quelque chose de totalement différent d’un épisode à l’autre. Dans Deadwood, il n’était pas seulement question de la rivalité entre un shérif et le tenancier du saloon, chaque personnage avait son poids : Calamity Jane, E. B. Farnum, le gérant de l’hôtel qui causait en alexandrins... Milch racontait la naissance de l’Amérique, du capitalisme, et construisait un monde. Un monde immense à l’échelle de la télévision. David est ce qu’on appelle un polymathe, vous savez. Il est sorti de Yale à 27 ans, diplômé en littérature moderne, et il a décidé de mettre son intelligence au service de la télévision. Il est brillant, irrévérencieux. C’est un plaisir d’être en sa compagnie. Vous avez construit le personnage d’Al Swearengen ensemble ? Non, tout était déjà sur le papier. Mais ce que David faisait, et qui était vraiment génial, c’est qu’il venait nous regarder répéter, prenait des notes, faisait quelques commentaires, partait réécrire la scène, regardait la première prise, discutait avec le réalisateur, puis repartait écrire... Tout évoluait constamment. Et chaque nouvelle réplique avait des conséquences sur tout le reste de l’intrigue, comme un effet papillon. Le monde grandissait, changeait constamment. On avait l’avantage d’être toujours sur le même set. C’était comme un laboratoire, un atelier. Il était interdit de se répéter. Le monologue d’Al Swearengen pendant qu’il
« UNE SÉRIE HBO, ÉCRITE PAR DAVID MILCH, RÉALISÉE PAR WALTER HILL ? BON, OK, JE SIGNE OÙ ? »
se fait prodiguer une fellation par une de ses putains, c’est extraordinaire, tu ne peux pas faire ça toutes les semaines ! Chaque « cocksucker » (le juron favori d’Al Swearengen) était donc sur le papier ? Absolument. Comme on dit en Angleterre : « If I put a fuck in the wrong place, I’m fucked » (« Si je dis merde au mauvais moment, me voilà bien emmerdé »). Le texte était délibérément écrit comme un flot d’obscénités, un pastiche shakespearien ordurier. Au début, ça paraît extrêmement compliqué à apprendre, car c’est une langue très sophistiquée, mais une fois que tu es dans le rythme, ça coule naturellement. C’est pour ça qu’aucun acteur ne paniquait quand David nous tendait un monologue à apprendre pendant la pause déjeuner. Au contraire, on était fous de joie. Pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’art de la comédie, le plateau de Deadwood était le plus bel endroit au monde. Ce plateau, vous venez de le retrouver, dix ans après, pour un téléfilm Deadwood qui va bientôt être diffusé sur HBO… Oui, on a tourné ça en fin d’année dernière, avant Noël. Qu’a fait Al Swearengen pendant tout ce temps ? Il a bu du whisky ! Il a mûri aussi. L’intrigue reprend dix ans après le dernier épisode, au moment où le Dakota du Sud devient un État. Hearst revient en ville... Bon, je me tais, je ne voudrais pas vous gâcher le plaisir. Mais sachez que c’est une vraie conclusion, un point final à l’histoire. C’était important. Et ça m’a fait tellement plaisir de retrouver toute la bande. En tant qu’acteur, votre voix vous caractérise beaucoup. À quel moment avez-vous compris que ça allait être l’une de vos forces ? En vieillissant. Je n’ai pas toujours eu cette voix-là, vous savez. Les Camel sans filtre et l’alcool ont aidé... Mon Dieu, ça fait plus de trente ans que j’ai arrêté tout ça ! À l’école d’art dramatique, on m’a appris à respirer, mais quand tu es jeune, tu t’en fous un peu. Ce n’est que vers la fin des années 90, pour Sexy Beast, que j’ai commencé à parler comme ça. (Il descend d’un ton et prend sa voix de méchant.) Et dans Deadwood, il fallait aussi que je me débrouille avec l’accent américain. Pas facile. J’étais le seul Anglais au casting. Après l’une des premières lectures, David m’a dit : « Bon, on va t’inventer une putain d’ascendance. On dira que les ancêtres de Swearengen sont des cocksucking Englishmen. » Je vous ai adoré dans Deadwood, mais si j’avais été anglais, j’aurais peut-être grandi devant Lovejoy (Les Règles de l’art, en VF)… Vos compatriotes vous connaissent surtout grâce à ça, non ? Oui, Lovejoy, c’était le rendez-vous du dimanche soir. À la fin des 80s, après que j’ai séduit Sue Ellen dans Dallas, on m’a fait découvrir ces livres sur les aventures d’un antiquaire qui habite le Suffolk, un coin d’Angleterre magnifique. Les bouquins n’étaient pas des chefs-d’oeuvre mais c’était un super personnage, malin, séduisant, un peu roublard. J’ai conçu la bible du show avec Dick Clement et Ian La Frenais, des cadors du comedy- drama, qui avait créé la série Porridge dans les années 70. On tournait dans des endroits magnifiques. Il y avait ce personnage féminin, Lady Jane : elle et Lovejoy sont amoureux, mais ils ne couchent pas ensemble, jamais, sinon ça tuerait le show... Bref. Dix-sept millions de spectateurs chaque semaine sur la BBC ! Au bout de cinq saisons, j’en ai eu ma claque. Quand tout le monde t’appelle Lovejoy dans la rue, c’est le moment d’arrêter. Peu de temps après, vous retrouvez votre emploi de dur à cuire dans Sexy Beast… Chaque job en amène un autre. Sexy Beast m’a conduit à Deadwood, qui m’a ensuite mené à Kings. Kings, c’est le cas classique d’un network, NBC, qui veut faire une série câblée. Mais c’est une équation impossible. Quand ils ont vu le résultat, ils ont paniqué. On a quand même fait treize épisodes... Puis j’ai retrouvé l’auteur de Kings, Michael Green, sur American Gods. Je connaissais un peu Neil Gaiman [l’auteur du livre dont est tiré le show], parce que j’avais travaillé
sur l’adaptation de Coraline, mais je n’avais jamais lu son roman. C’est un plan de route génial pour une série ! Toutes les questions que cette histoire charrie, sur la religion, la foi, l’immigration, trouvent une résonance incroyable dans le monde de Trump et du Brexit. J’aime jouer Mr. Wednesday, j’ai l’impression d’être à la fois dans ma « zone de confort », et en dehors. Je n’avais pas fait tant de fantasy que ça jusqu’à présent. À part Blanche- Neige et le chasseur, où je jouais un des nains, avec Bob Hoskins, Ray Winstone… On aurait dû nous voir plus, on était le meilleur truc du film ! Après Deadwood, Hollywood a décidé de faire de vous le méchant officiel de ses blockbusters… Oui, c’était un monde nouveau pour moi. Fun. Il y en a encore quelques-uns qui sortent cette année, le reboot d’Hellboy, qui à mon avis va être très bon, John Wick 3, où on en saura plus sur la relation entre John et mon personnage, Winston. Quoi d’autre ? Il y a eu Pirates..., avec Johnny Depp. Jack le chasseur de géants, qui n’a pas trop marché, mais que mes petits- enfants ont adoré... « Dis, grand-père, tu nous emmènes sur un tapis rouge cette année ? » Il faut bien leur faire plaisir de temps en temps. Vous acceptez certains films juste pour faire plaisir à vos petits-enfants ? Bien sûr ! Surtout que ces films-là sont en général accompagnés d’un joli petit chèque. Un jour, un journaliste avait demandé à Michael Caine : « Vous étiez vraiment obligé de jouer dans Les Dents de la mer 4 ? » Et Michael avait sorti une photo de sa poche : « Je n’ai jamais vu le film mais voici la maison que je me suis payée grâce à lui ! » (Rires.) J’adore Michael... Ça m’a fait aussi plaisir d’être dans Game of Thrones juste le temps d’un épisode. Alias « des nichons et des dragons »… (Ian McShane avait dit à propos de Game of Thrones :« It’s just tits and dragons. ») Ah ah, oui ! Les gens sont devenus un peu trop sensibles sur la question des spoilers, tout ce cirque promotionnel. Je donne une interview, on me pose une question, je réponds en disant que mon personnage annonce le come-back d’un autre personnage... Et tout le monde se met à pousser des cris d’orfraie. Spoiler ! Spoiler ! Sérieusement ? Vous n’avez rien d’autre à faire de votre vie ? Je l’ai dit aux fans de Game of Thrones : Get a fucking life ! C’est juste des nichons et des dragons ! Vous vous êtes fait taper sur les doigts par HBO ? Tu rigoles ? Ils ont adoré. J’ai dû leur ramener quelques milliers de spectateurs supplémentaires. Pour eux, c’est de la publicité gratuite. Je plaisante, pour cette histoire de nichons et de dragons, hein. Ça m’embêterait qu’on dise d’American Gods : c’est juste des dieux et des monstres. Bien sûr que c’est plus profond que ça. C’est beau, c’est poétique, ça soulève des questions importantes. Mais il faut quand même se calmer : c’est juste de la télé. u
AMERICAN GODS, SAISON 2
Créée par Bryan Fuller & Michael Green • Avec Ricky Whittle, Ian McShane, Emily Browning… • Sur Amazon Prime Video
« J’AIME JOUER MR. WEDNESDAY, J’AI L’IMPRESSION D’ÊTRE
À LA FOIS DANS MA “ZONE DE CONFORT” ET EN DEHORS. »