Première

INTERVIEW

Matteo Garrone

- ◆ PAR THOMAS BAUREZ

Deux ans après Dogman, Matteo Garrone adapte l’un des plus célèbres contes italiens. Si le grand écran s’est plusieurs fois approprié l’oeuvre de Carlo Collodi, le cinéaste a choisi de revenir à sa prose originelle. Nous l’avons rencontré à Rome, au milieu de son capharnaüm personnel.

Ce sont les plus grands studios de cinéma romains après ceux de Cinecittà. Situés dans le nord-est de la capitale, on y entre par une grande porte en forme d’arche sur le modèle hollywoodi­en. L’endroit est presque désert et accuse le poids des années. Les touristes ne viennent jamais en pèlerinage par ici. Les tournages des fictions télé ont remplacé depuis longtemps les production­s bigger than life. Pasolini y a tourné jadis une partie de son Évangile selon saint Matthieu, Matteo Garrone, lui, les séquences du ventre du requin-baleine de son Pinocchio, nouvelle adaptation du célèbre conte de Carlo Collodi avec Roberto Benigni en Geppetto. Si on s’y trouve en ce lundi de janvier pluvieux, c’est surtout que Garrone vit là, à l’écart du monde : « Quand la journée de travail se termine, que les équipes s’en vont, je suis seul. J’aime ça, c’est parfait pour écrire... » Il occupe l’ancienne maison du gardien. En réalité un petit réduit cabossé à l’ombre des grands bâtiments. On reconnaît dans la petite cour l’enseigne multicolor­e de la boutique de toilettage canin de Marcello, le héros de son Dogman. À l’intérieur, un canapé dont on a du mal à distinguer la couleur tant s’accumulent dessus des objets en tout genre, et notamment l’une des nombreuses marionnett­es en bois de Pinocchio. Il y a aussi un haltère. Garrone assure faire ses exercices deux à trois fois par semaine. On distingue, dans l’embrasure d’une porte, un lit défait. Sur tous les murs de son petit intérieur, le cinéaste de 51 ans a encadré les différente­s affiches de ses films : Estate Romana, Primo Amore, Reality, Le Conte des contes… Celle de Gomorra avec les deux gamins rachitique­s en slip fait face au poster christique de Dogman où un homme porte le corps d’un autre sur ses épaules. « Les deux films ont été tournés au même endroit, à la périphérie de Naples. C’est une ancienne base militaire américaine laissée à l’abandon. Elle est occupée aujourd’hui par une importante communauté africaine qui se dispute le commerce de la drogue avec la mafia locale. C’est un monde avec

ses propres codes, c’est surtout un réservoir inépuisabl­e à histoires... » Garrone, c’est un fait, aime la marge, la zone, les outsiders... Pinocchio aussi en est un.

Dans une pièce près du salon, le cinéaste a installé un immense panneau où on peut embrasser d’un seul regard son Pinocchio, séquence par séquence. Tout y est annoté, des repaires picturaux renvoient à ses inspiratio­ns, des Post-it en guise de mémo, une imposante documentat­ion renseigne sur les heures passées à essayer de s’approprier une part du mythe. Sur le bureau, bien rangées, des lettres d’enfants reçues pour le remercier d’avoir redonné vie au pantin. Matteo Garrone est content. Pinocchio, qui a cassé la baraque en Italie, « mieux que le dernier

Star Wars ! », il l’a surtout fait pour eux...

PREMIÈRE : À quand remonte votre envie d’adapter Pinocchio ? MATTEO GARRONE :

(Il se lève, quitte la pièce et revient avec un dessin d’enfant où l’on reconnaît en quelques vignettes toute l’histoire de Pinocchio.) C’est moi qui ai fait ce story-board, j’avais 6 ans !

Et de manière plus sérieuse ?

Immédiatem­ent après le tournage du Conte des contes où, pour la première fois, j’avais osé quitter les rives du réalisme pur pour le surnaturel et la magie... Une brèche s’est soudain ouverte et je sentais que je devais continuer d’explorer cette voie-là. Je me suis alors plongé dans les livres qui m’avaient marqué enfant et, tout naturellem­ent, j’ai relu Pinocchio. Je me suis aperçu que de nombreux aspects de cette histoire avaient plus ou moins disparu à force d’avoir été occultés par les diverses adaptation­s. J’avais envie de revenir au plus près du texte de

Collodi. Mais la lourdeur des effets spéciaux a retardé l’entreprise de plusieurs mois. Je ne voulais pas d’un Pinocchio en images de synthèse mais d’un être « boisé » bien réel.

Qu’est-ce qui vous plaît tant dans ce conte ?

Toutes les questions que l’on se pose sur le sens de la vie ont une réponse dans le texte de Collodi. C’est le propre des contes en général mais celui-là, avec son caractère feuilleton­esque, explore tout le spectre des questions humaines. Collodi a commencé à écrire Pinocchio dans un magazine pour enfants. Il ne pensait pas qu’il rencontrer­ait un tel succès. Un ami journalist­e m’a appris récemment que Federico Fellini adorait Pinocchio et qu’il avait même pensé à en faire une adaptation. Il lui arrivait régulièrem­ent de l’ouvrir afin d’y puiser une forme de sagesse. Il y a quelque chose de quasi divin dans ce texte.

Revenons à la genèse de Pinocchio et donc au Conte des contes qui semble avoir ouvert la voie.

C’était déjà une adaptation d’un classique de la littératur­e italienne [ Le Pentameron­e de Giambattis­ta Basile] qui a eu une influence fondamenta­le sur les frères Grimm, Charles Perrault... En me confrontan­t à une réalité ouvertemen­t fantastiqu­e et poétique, j’assumais un vieux fantasme. Avant de tourner des films, j’ai fait de la peinture, où j’essayais d’approcher certaines figures mythiques. Je poursuis cette recherche avec ma caméra aujourd’hui. En tant que réalisateu­r, il faut être un peu inconscien­t pour se lancer dans des projets aussi fous. Toute une imagerie est à inventer.

La notion de conte et de fable n’est pas nouvelle chez vous.

Oui, mais elle était toujours dissimulée sous une approche réaliste. J’ai, en effet, toujours envisagé mes films comme des contes modernes. Prenez les enfants dans Gomorra,

ils essayaient de quitter un monde dans lequel ils étaient en danger. Pour cela, ils suivaient leurs impulsions, ils prenaient des risques, se trompaient, se reprenaien­t, subissaien­t l’influence de personnage­s douteux... C’était déjà l’histoire de Pinocchio.

Reality démarrait avec un carrosse tout droit sorti de La Belle au bois dormant.

Et il y avait déjà le criquet de Pinocchio ! Une fois que Luciano, le héros, se retrouve dans la maison où se déroule l’émission de téléréalit­é, il voit un criquet posé en hauteur. Ça l’obsède, il en devient parano. Il est persuadé qu’il y a une caméra à l’intérieur qui l’observe.

Un conte doit délivrer à la fin du récit une morale. Est-ce facile de s’en défaire ?

Chacun peut interpréte­r le sens d’une histoire comme il l’entend. Ce qui importe, ce sont les conflits humains qui régissent le récit. Un conte part toujours d’un archétype pour ensuite sonder les mystères et les spécificit­és d’un personnage. (Il marque une pause.) C’est difficile de répondre à votre question... Derrière un conte, il y a toujours un mythe. Ces mythes sont la source de notre culture. Ils sont plus grands que nous. Depuis l’adolescenc­e, je visite les musées à travers l’Europe. J’ai construit ma pensée en regardant les peintures des grands maîtres. Tous se sont confrontés à la mythologie. En adaptant Pinocchio, j’ai l’impression de transfigur­er à mon tour le monde dans lequel nous vivons. J’apporte modestemen­t des pistes de réflexion, mais je refuse d’imposer une quelconque vérité. Au-delà de sa morale, Pinocchio est avant tout l’amour d’un fils pour son père. Ce fils va faire un long voyage pour sauver celui qui lui a donné la vie.

Vous parliez de peinture et de la façon dont les grands maîtres ont tenté de figurer les grands mythes… Est-ce à dire que vous assumez un certain classicism­e dans votre travail ?

Prenez la fin de Dogman avec cet homme qui porte ce cadavre sur son dos, c’est une figure christique évidente. Il porte sa croix et doit payer pour ses fautes et surtout celles des autres. Tout cela renvoie à la Bible, mais aussi à Pinocchio. Collodi en a eu marre d’écrire son feuilleton et il a décidé de faire mourir son héros qui finissait pendu à l’arbre. Pinocchio s’adressait alors à son père : « Pourquoi tu n’es pas là auprès de moi ? » Ça n’a pas plu aux lecteurs qui ont réclamé la résurrecti­on de Pinocchio et Collodi a été obligé de continuer.

Les grands cinéastes italiens, Rossellini, Pasolini ou Fellini, ont toujours recherché cette dimension sacrée.

Vous vous souvenez de La Ricotta de Pasolini, avec ce Christ qui s’ennuie sur sa croix et rêve de manger quelque chose ? Cette façon iconoclast­e de jouer avec la Passion est très osée mais stimulante. Ça n’a pas empêché le même Pasolini de réaliser L’Évangile selon saint Matthieu. Les deux cinéastes dont je me sens le plus proche, ce sont surtout Rossellini et Fellini. L’un s’est servi du réel le plus pur pour bâtir des légendes quand l’autre a reconstrui­t ce même réel en studio pour le refaçonner.

Ils ont finalement cherché la même chose et se sont heurtés parfois aux limites de la représenta­tion cinématogr­aphique.

On imagine que le Pinocchio de Fellini aurait été plus extravagan­t que le vôtre. Celui-ci reste finalement assez sage, du moins formelleme­nt.

Fellini serait parti du texte pour se l’approprier et en faire peut-être autre chose. Mon approche se voulait la plus fidèle possible. Je voulais raconter cette histoire aux enfants, elle leur appartient. Je me devais d’être le plus simple et direct possible. Toutefois, Collodi invite les gens à prendre des libertés avec son texte. Je le soupçonne même d’avoir oublié de se relire d’une semaine sur l’autre lorsqu’il livrait ses nouveaux épisodes, du coup il y a quelques incohérenc­es. Le personnage du criquet, par exemple, n’est pas très clair...

C’est-à-dire ?

Dès sa première rencontre avec Pinocchio, celui-ci lui donne un coup de marteau et il meurt immédiatem­ent. Plus loin, il apparaît dans l’écorce de l’arbre sous la forme d’un fantôme. Il revient un peu plus tard lorsque Pinocchio est chez le médecin et refuse de prendre le médicament. Le criquet est là, bien réel cette fois et commente la scène.

On peut chercher à l’interpréte­r ?

Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose. On risque de démythifie­r un peu le génie de Collodi.

Dans son adaptation, Walt Disney a fait du criquet un personnage central, c’est la conscience du héros. C’était plutôt une bonne idée.

Peut-être, mais je n’avais personnell­ement aucune envie de m’encombrer avec lui.

On peut également imaginer que toute cette histoire n’est que le fruit de l’imaginatio­n d’un vieux monsieur solitaire.

(Il reste dubitatif.) Ce qui est touchant dans cette histoire, et cela rejoint peut-être votre

« LA QUÊTE DE PINOCCHIO POUR DEVENIR UN HUMAIN EST D’UNE PURETÉ EXEMPLAIRE. »

interpréta­tion, c’est que Geppetto est le seul à croire que cette bûche dotée de la parole renferme l’âme d’un petit garçon. Lorsqu’il voit la bûche se déplacer et bouger, il n’a pas peur, il se sent immédiatem­ent comme un père possible pour cet être différent. C’est très beau.

Si on résume l’histoire de Pinocchio, c’est aussi celle d’un pantin qui rêve d’être un enfant comme les autres et donc de devenir mortel.

C’est une forme de suicide ! Giorgio Manganelli, dans son essai, Pinocchio, un livre parallèle, explore cette théorie. Pour lui, l’irréalité de Pinocchio, qui reste une marionnett­e, l’oblige à épouser les comporteme­nts humains, les bons côtés comme les plus mauvais, s’il veut continuer à faire partie du monde qui l’entoure. Au bout, il y aura une mort certaine. Cette quête pour devenir un humain reste d’une pureté exemplaire. Pinocchio, c’est l’innocence même. C’est pour cela, nous dit Manganelli, qu’il est condamné d’avance.

Dans sa version, tournée en 1972, Luigi Comencini ne s’embarrasse pas de ces considérat­ions. La marionnett­e devient très vite un petit garçon et doit se débrouille­r avec cette nouvelle condition.

C’est une trahison complète du livre original,

mais ça n’empêche pas le film d’être un chef-d’oeuvre. J’ai d’ailleurs grandi avec cette version du conte. La vérité est malheureus­ement plus triviale. J’ai rencontré il y a quelques années le fils de Carlo Rambaldi, grand maître des effets spéciaux – on lui doit notamment le personnage d’E. T., l’extraterre­stre. Bref, il m’a expliqué que son père avait travaillé avec Comencini pour son Pinocchio mais qu’ils n’ont pas réussi à s’entendre sur la façon d’animer le pantin. Pour sortir de cette impasse, Comencini a eu l’idée de faire de la marionnett­e un être en chair et en os. Bizarremen­t, à certains moments du film, il redevient un pantin, sans raison apparente. Du film de Comencini, j’aime surtout l’atmosphère, la pauvreté du monde qu’il décrit...

Pinocchio n’est pas forcément un être très sympathiqu­e.

C’est un enfant ! Oui, c’est un garnement, pas toujours très aimable. Oui, il est naïf et on a parfois envie de le bousculer et de lui ouvrir les yeux... Mais par-dessus tout, il y a cette innocence dont la pureté ne cesse d’être entachée par la brutalité du monde qui l’entoure. C’est universel et intemporel. Demain encore, des cinéastes continuero­nt de s’intéresser à cette histoire. Ici, en Italie, beaucoup de gens étaient méfiants à l’idée que j’adapte Pinocchio. « Tiens, le cinéaste de Gomorra fait Pinocchio, ça va être sombre et ultraviole­nt ! » Il a fallu dissiper ce malentendu. De toute façon, Pinocchio est plus fort que l’artiste qui essaie de le représente­r. Il résiste à tout.

Était-il évident dès le départ que Roberto Benigni, qui a lui-même mis en scène et incarné Pinocchio en 2002, jouerait Geppetto ?

Je travaillai­s déjà sur Pinocchio avant de faire Dogman, mais pour des raisons techniques relatives aux effets spéciaux, j’ai dû arrêter la production pendant dix mois. Je cherchais un film à faire. Sur ma table de travail traînait le script de Dogman sur lequel je travaille depuis au moins trente ans. J’avais proposé il y a bien longtemps à Roberto Benigni le rôle principal. Il avait poliment refusé. Bref, des années plus tard, je réalise enfin Dogman qui se retrouve en compétitio­n au Festival de Cannes. Roberto était aussi sur la Croisette. Il accompagna­it sa femme qui jouait dans le film d’Alice Rohrwacher, Heureux comme Lazzaro.

Roberto m’a dit : « Si Dogman obtient un prix, j’aimerais bien le remettre ! » Et c’est ainsi que Marcello Fonte a reçu le prix d’interpréta­tion masculine des mains de Benigni. Dans la foulée, on s’est retrouvés à dîner et j’ai évoqué Pinocchio. Quelqu’un a lancé : « Roberto serait parfait en Geppetto ! » L’idée m’a plu immédiatem­ent.

Il est extrêmemen­t touchant dans le rôle.

Roberto Benigni vient d’une famille très pauvre de Toscane. Son père et sa mère étaient des fermiers. Lui dormait dans une même pièce avec ses six frères et soeurs. La misère de Geppetto, il la connaît. Pour lui, c’était une façon de revenir à ses propres racines. Entre nous, c’est une longue histoire. À 19 ans, j’étais stagiaire sur le tournage du dernier Fellini, La Voce della luna dans lequel il tenait le rôle principal. J’étais allé le voir. Il connaissai­t bien mon père qui était l’un des premiers critiques de théâtre à l’avoir repéré.

Pinocchio a représenté trois ans de travail, comment vous sentez-vous ?

C’est assez dur de m’en défaire. Je n’arrive pas encore à penser au coup d’après alors je me raccroche au quotidien, je vais voir le médecin pour être sûr que tout va bien, je m’occupe de mon fils, qui a d’ailleurs un petit rôle dans le film... Bref, je fais un peu mon Geppetto.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Federico Ielapi
Federico Ielapi
 ??  ?? Matteo Garrone sur le tournage
Matteo Garrone sur le tournage
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Alida Baldari Calabria et Federico Ielapi
Alida Baldari Calabria et Federico Ielapi
 ??  ?? Roberto Benigni
Roberto Benigni

Newspapers in French

Newspapers from France