INTERVIEW
John Krasinski
Puisque les aliens audiosensibles continuent de ravager la Terre, John Krasinski redouble d’audace pour filmer le combat de sa moitié Emily Blunt dans Sans un bruit 2. Au point d’entrer dans la cour des nouveaux ténors de l’horreur ?
J aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai » : la fameuse réplique du Petit Prince s’applique parfaitement à John Krasinski, acteur-réalisateur de
Sans un bruit, qui signe aujourd’hui sa suite,
Sans un bruit 2. Son personnage étant mis hors-jeu à la fin du premier opus, il revient, certes, mais cette fois-ci uniquement en tant que grand ordonnateur d’un long métrage aux ambitions encore plus folles. Quand le film commence, les envahisseurs à l’ouïe hypersensible ratissent toujours la surface terrestre, obligeant la pugnace maman jouée par Emily Blunt – Madame Krasinski à la ville – à survivre avec sa progéniture dans un silence maximal, mais sur un terrain de chasse étendu. Et si son mari est absent à l’écran, il n’a jamais été aussi présent comme auteur. En affinant davantage son sujet postapocalyptique, raccord avec les récentes obsessions portées par la collapsologie, comme avec ses précédents faits d’armes marqués par une conscience écolo (aussi différents que et le
Promised Land Miracle en Alaska
de Gus Van Sant, qu’il avait coécrit avec Matt Damon), John Krasinski entend asseoir sa légitimité parmi la nouvelle écurie des artisans de l’épouvante – ceux qui savent que le rayon horreur est désormais le plus propice aux concepts formalistes un tant soit peu culottés.
PREMIÈRE : En dépit de sa fin ouverte, l’idée de faire une suite à Sans un bruit
ressemble à un paradoxe théorique : son concept s’apparentait à un court métrage expérimental plutôt qu’à une épopée susceptible d’amorcer une saga…
JOHN KRASINSKI : La scène finale n’avait pas pour fonction d’ouvrir la porte à un prochain film, mais j’avais bien quelques idées de prolongement possible au moment de la tourner. Notamment parce que les personnes à qui je racontais l’intrigue me demandaient toutes où était passé le reste de l’humanité. Quand le film a été montré, c’est aussi la question que j’ai le plus souvent entendue : saura-t-on ce qui arrive aux autres survivants ? Pourtant, tout avait été imaginé en allant à l’encontre du principe de filon commercial ! Mais j’ai fini par me demander aussi à quoi pourrait ressembler la société postapocalyptique dans son ensemble, et qui étaient les individus à l’origine des feux qu’on observe dans le premier film. J’en suis arrivé à la conclusion qu’une suite pourrait résoudre ces mystères avec décence. Mais seulement à condition de rester fidèle à la richesse métaphorique de Sans un bruit : c’est une affaire de respect.
Pourquoi parlez-vous de décence et de respect ?
Parce que le public a lui-même témoigné un respect inattendu à ce premier film. Il aurait pu le considérer comme une série B à consommer sur le pouce, sans prêter attention au drame familial qui se joue en sourdine, et à tout l’arrière-monde dont on pressent l’existence en suivant le périple des Abbott et de leurs enfants. Je ne pouvais donc pas arnaquer ceux qui ont été sensibles à tout cela en proposant une suite privée de raison d’être. Il me fallait affiner et renouveler le thème que je cherchais à faire passer en douce, c’est-à-dire le gouffre d’angoisse qu’est la parentalité. Plutôt qu’ouvrir une brèche vers une nouvelle histoire, la dernière scène de Sans un bruit était supposée provoquer ce vertige : et si le personnage d’Emily avait échoué ? Pour être franc, cette séquence me terrifiait autant qu’elle m’enthousiasmait. J’étais hanté par l’idée qu’on puisse me reprocher d’avoir prévu une fin en forme de cliffhanger par souci de profitabilité...
Vous dites que le public aurait pu prendre le film pour un bibelot horrifique de plus, mais il me semble que le vrai risque résidait dans le caractère quasi muet de l’action…
Ça, c’était encore plus terrifiant : comment ne pas faire fuir les gens avec les aventures d’une famille communiquant en langue des signes alors qu’elle n’a aucun problème auditif ? Repousser les limites en matière de conventions « acceptables » par le grand public, c’était en même temps l’intérêt du projet. Avec mon designer sonore, on s’est efforcé de donner autant d’importance au son qu’à l’image : mes scènes préférées du premier volet sont celles où on entre dans la tête d’Emily, ses battements de coeur deviennent perceptibles, l’intrigue est comme suspendue à son audition. Mais c’est une expérience radicale... C’est vrai qu’on m’a souvent demandé si les gens aimeraient vivre cela. Mais à l’évidence, la réponse était positive. Il me fallait donc remercier le public
d’avoir joué le jeu en lui proposant un nouvel usage spectaculaire du rapport entre image et son... Et une nouvelle couche de sens, encore une fois.
Si la métaphore du premier film repose sur le thème de la parentalité, on peut logiquement supposer que le deuxième est une sorte d’ode féministe à la figure de la mère célibataire…
Absolument. Enfin, je dis « absolument », mais les deux Sans un bruit sont ouverts à l’interprétation. Peut-être que ce nouveau scénario est féministe, mais je n’ai pas cherché à concevoir un film politique. Pour moi, c’est plutôt une sorte de cheval de Troie philosophique : la question sous-jacente, c’est la possibilité de la survie en communauté. Ce cataclysme a créé de facto des groupes, des rassemblements d’infortunés. Mais est-ce que l’individualisme disparaît pour autant ? Ce sujet est enfermé profondément dans les entrailles du cheval, mais il est bien là...
Vous connaissant, il est d’ailleurs difficile de voir cette question philosophique autrement que comme le moteur de l’histoire : l’action de Sans un bruit se déroulait en 2020 et maintenant que nous y sommes, la perspective de l’effondrement industriel a pris une place prépondérante dans le débat public… Or les thèmes écologiques vous poursuivent depuis le début de votre carrière.
Cela va peut-être vous surprendre, mais déjà à l’époque où nous écrivions Promised Land avec Matt [Damon], la préoccupation écologique arrivait dans un second temps dans nos esprits. En fait, elle nous avait rattrapés : plus on s’intéressait à ces paysages ruraux, à l’état du monde agricole en Pennsylvanie, plus le problème du gaz de schiste devenait impossible à ne pas dénoncer. C’est pareil pour Sans un bruit : le désir assez fou d’un film postapocalyptique muet est venu d’abord. Je n’ai compris la portée politique que plus tard. La vraie bonne fiction militante est toujours un peu
« IL ME FALLAIT AFFINER ET RENOUVELER LE THÈME QUE JE CHERCHAIS À FAIRE PASSER EN DOUCE : LE GOUFFRE D’ANGOISSE QU’EST LA PARENTALITÉ. »
inconsciente. Quand la série Jack Ryan est arrivée, on a voulu y voir une relecture politicienne des romans de Tom Clancy, alors que la nécessité de l’action a présidé à toutes les décisions... C’est ironique d’entendre des choses comme : « Vous avez réinventé idéologiquement la figure républicaine qu’est l’agent Ryan », alors que ma priorité était d’apprendre à gérer le stress comme un espion et de réviser mes techniques de combat élémentaire. Cela dit, je ne peux rien y faire si on décèle des positionnements politiques chez moi. J’espère simplement que cela n’oblitère pas le projet que je défends en priorité. Dans le cas des deux Sans un bruit, il s’agit avant tout d’une expérience émotionnelle. Sensorielle, même.
Il y a peu de chances qu’on oublie la nature sensorielle de l’expérience : l’impossibilité de la parole rend chaque action plus épique et fascinante, même lorsqu’il s’agit d’un geste banal…
C’est exactement l’intention derrière ce dispositif à la fois simple et complètement dingue : réaliser un film d’action raconté rien que par des regards chargés de sousentendus, des gestes délicats... Mais l’enjeu se déplace un peu avec le second film, qui s’apparente davantage à une épopée mobile. Si vous voulez, Les Dents de la mer était le modèle secret du premier : un danger partiellement invisible rôde dans un périmètre délimité. La base de Sans un bruit 2 serait plutôt Les Fils de l’homme : le danger est en déplacement sur une surface plus vaste, donc l’héroïne est propulsée elle aussi dans une fuite continue... Mais en matière d’interprétation, le personnage d’Emily reste façonné par le jeu qu’elle avait défini dans le premier volet : cette manière de faire passer toute l’horreur d’une situation à travers un regard.
On a l’impression que ce type de jeu, justement, était rendu possible par votre proximité avec Emily Blunt : les non-dits, les silences lourds de sens fonctionnaient d’autant mieux qu’on devinait des souvenirs communs bien réels…
Il est certain que notre connexion a rendu plus évidentes certaines séquences, notamment celle où le couple vit un moment de soulagement grâce à Harvest Moon de Neil Young, qu’il s’autorise à écouter au casque : il était plus facile de se représenter un passé commun, de le faire exister dans notre gestuelle à ce moment-là... Mais c’était aussi une malédiction, en ce sens que le film risquait de devenir un essai sur le couple, voire
« LES DENTS DE LA MER ÉTAIT LE MODÈLE SECRET DE SANS UN BRUIT. CELUI DU DEUXIÈME SERAIT PLUTÔT LES FILS DE L’HOMME. »
sur notre couple. Or comme je le disais, c’est la responsabilité parentale qui était au coeur de l’histoire. Il faut dire que lorsque j’ai lu la première ébauche du script, notre deuxième fille n’avait que trois semaines, donc là encore l’expérience personnelle est venue guider notre travail avec les enfants.
En dehors de vos liens personnels avec Emily Blunt, est-ce qu’une sensibilité et des goûts communs en matière de survival horror ont permis de vous entendre sur la manière de concevoir son personnage et l’humeur globale du film ?
Le plus étonnant dans la fabrication de ce film, c’est que ni Emily ni moi-même n’étions des fans de survivals, ou d’épouvante en général. C’est même plutôt le contraire, les films d’horreur n’entraient même pas dans notre salon : on avait bien trop peur de retrouver les cauchemars dus aux slashers qui cartonnaient quand on était gosses ! Quand je suis tombé amoureux du pitch de Sans un bruit, j’ai décidé de rattraper mon retard honteux en voyant non seulement les classiques du genre, mais aussi les succès de ces dix dernières années. Des films comme Get Out, The Witch ou Mister Babadook ont fait prendre conscience au grand public qu’il y a une certaine noblesse dans le fait de réussir à effrayer les foules, encore aujourd’hui, avec de simples images. « Réalisateur de film d’horreur » n’est plus un gros mot. J’ai donc étudié de près la jeune garde d’experts en la matière, ainsi que les monuments du cinéma de zombie, même si notre script dialoguait d’assez loin avec tout ça. Mais j’ai révisé sans Emily : elle évitait plutôt le coin télé à ce moment-là. (Rires.)
Son personnage est à contre-courant des héroïnes d’action que l’on voit en ce moment : elle n’a pas grand-chose de l’amazone dont la toute-puissance est soulignée à gros traits…
Oui, la position d’Emily, c’est que l’idée de la « femme forte » dans le cinéma de genre est devenue un cliché trop répandu, au même titre que les princesses sans défense surpeuplaient la fiction traditionnelle. Ce qui l’intéressait avec Sans un bruit, c’était de devenir un personnage complexe, dont le sexe n’est qu’une question annexe – comme dans Sicario, que je considère comme un chef-d’oeuvre. Et de fait, Evelyn, son personnage, n’est pas tout le temps en position de force : elle souffre, elle encaisse plus ou moins bien la violence, son visage se tord de frayeur... Tout ce qu’on expérimente face à l’adversité, qu’on soit une femme ou un homme. On ne voulait pas tomber dans le stéréotype de l’amazone impassible. En jouant Lee, le mari d’Evelyn, j’avais cherché pareillement à éviter le cliché du patriarche chevaleresque et sans failles.
Puisque vous parlez de Sicario : le thème musical que vous avez choisi rappelle fortement les grondements sourds composés par Johann Johannsson, qui servent de leitmotiv au film de Denis Villeneuve… Faut-il y voir un hommage ?
Pas délibéré, si c’est le cas : notre compositeur, Marco Beltrami, nous a proposé un thème minimal, en réalité moins musical qu’atmosphérique. Vous voyez, comme je vous le disais, c’est un peu notre thème des Dents de la mer... Une expression de l’imminence du danger. Maintenant que la donne spatiale a changé et que l’héroïne voyage plus loin que la ferme, le thème du requin a forcément un peu évolué. Mais que le public ne s’inquiète pas : les règles restent les mêmes, c’est juste qu’on est en quelque sorte... dans le même jeu, mais à un niveau plus avancé. Le public qui revient pour le requin ne sera pas déçu !