PREMIÈREMENT
À l’affiche du bouleversant Un fils, actuellement en salles, et du tendu La Terre et le Sang, sur Netflix le 17 avril, Sami Bouajila confirme qu’il est l’un de nos acteurs les plus précieux. Conversation avec un «artisan», comme il aime à se définir.
Sami Bouajila
PREMIÈRE : Vous voilà dans deux films, a priori aux antipodes, Un fils de Mehdi Marsaoui et La Terre et le Sang de Julien Leclercq. Dans les deux cas, cependant, vous jouez un père prêt à tout pour sauver son enfant, l’un en attente d’une greffe de foie, l’autre menacé par des tueurs.
SAMI BOUAJILA : Vous avez raison, je n’avais même pas percuté ! (Rires.) Le hasard des sorties... On est, de mon point de vue, en présence de deux auteurs aux univers complètement différents qu’ils maîtrisent sur le bout des doigts.
Un fils vous a valu l’an dernier un prix d’interprétation à Venise. Où situez-vous cette distinction par rapport aux autres?
Sincèrement ? Dans la continuité d’Indigènes [prix d’interprétation à Cannes] et des Témoins [César du meilleur acteur dans un second rôle], et même d’Omar m’a tuer pour lequel j’avais été nommé au César du meilleur acteur. J’ai le sentiment que ça récompense une certaine cohérence dans mon parcours et aussi une maturité dans mon artisanat. Je suis sensible à cette reconnaissance de la profession, en particulier quand elle marque le coup de cette façon dans les festivals internationaux.
Ce premier film est d’une rare maîtrise narrative et formelle. Il démontre la formidable vitalité actuelle du cinéma arabe dont le Tunisien Mehdi Marsaoui ou l’Algérienne Sofia Djama, avec qui vous avez tourné Les Bienheureux, sont d’éminents représentants.
Aussitôt après avoir lu le scénario d’Un fils, projet à la fois ambitieux, complexe et très épuré, j’ai appelé Mehdi pour le rencontrer. À l’image de son écriture, j’ai eu affaire à un jeune type brillant qui a fait d’un drame familial aux allures de thriller une réflexion sur la paternité et l’état de son pays. Le voir s’exprimer avec autant de conscience et de clarté m’a bluffé. Sur le plateau, ensuite, il y a eu beaucoup d’intensité contenue, nourrie par un dialogue constant. Le printemps arabe a clairement libéré certaines forces. Les talents, l’énergie, la fraîcheur sont palpables.
Un fils vient de sortir en salles,
La Terre et le Sang arrive sur Netflix. Le support de diffusion change-t-il quelque chose pour vous en tant qu’acteur ou cela ne fait-il aucune différence ?
Aucune différence, aussi bien dans ma démarche d’acteur que de spectateur. Je sais bien qu’il y a des polémiques par rapport aux salles de cinéma mais, en toute naïveté, j’ai la conviction que les supports sont complémentaires. Ça ne sert à rien de se battre contre des moulins à vent, le progrès est irréversible, il ne va que dans un seul sens. Souvenez-vous, il y a vingt ans, on prédisait
SANS AVOIR JAMAIS ÉTÉ RÉELLEMENT BANKABLE, J’AI MENÉ MON CHEMIN MODESTEMENT, EN MULTIPLIANT LES RENCONTRES ENRICHISSANTES.
cette révolution numérique qui allait bouleverser les financements, la chronologie des médias, etc. On y est.
On a l’impression qu’il n’y a que sur Netflix qu’un pur film d’action français comme La Terre et le Sang peut aujourd’hui voir le jour.
Quand on a fait Braqueurs avec Julien [Leclerq], en 2016, je me souviens qu’il y avait beaucoup de frilosité, voire de réticences, autour du projet en France. Netflix ne s’est pas posé de questions : elle a acheté le film en 2018, qui est devenu un énorme succès sur ses plateformes étrangères – avant d’arriver en France l’an dernier. Quand il s’est agi de monter La Terre et le Sang, Netflix ne s’est pas fait prier.
Depuis Braqueurs, Julien Leclercq vous fait transpirer à l’écran. Votre personnage dans La Terre et le Sang, en mode survie pendant quarante minutes, est-il le plus physique que vous ayez joué ?
Non, pas du tout ! (Rires.) C’était beaucoup plus éprouvant et intense sur Braqueurs. Julien a une maîtrise de l’image et de la technique dont il repousse sans cesse les limites. Il entraîne tout le monde derrière lui, du directeur de la photo aux acteurs. Avec lui, il faut jouer collectif et ne rien lâcher.
Votre premier grand rôle de ce type, c’était dans Nid de guêpes auquel
La Terre et le Sang renvoie en raison de son unité de lieu et d’action. Y avezvous songé ?
De façon décousue. J’ai surtout pensé à Florent-Emilio Siri qui partage avec Julien le même amour du cinéma de genre. Tu les sens glousser de plaisir sur le plateau ! À l’époque de Nid de guêpes, Florent m’avait vraiment communiqué sa passion, moi qui venais d’un cinéma plutôt intello, assez éloigné du sien. Mais j’avais senti un véritable auteur, tout comme chez Julien.
On pense aussi aux Grandes Gueules de Robert Enrico qui orchestrait un affrontement sanglant dans une scierie, comme ici.
C’est une référence assumée, un pur exercice de style de la part de Julien.
Vous jouez un personnage de dur à cuire qu’auraient interprété Ventura ou Delon il y a quarante ans. Cette filiation vous parle ?
Ce sont de vrais personnages, des archétypes que j’adore incarner. Pour Braqueurs, le modèle c’était le Delon du Samouraï, cette fois c’est Ventura...
À part vous, Roschdy Zem ou Vincent Cassel, on ne voit pas beaucoup d’acteurs dans ce genre de rôle. Manque-t-on d’imagination ou y a-t-il un vrai déficit d’acteurs physiques en France ?
Chez les acteurs que vous citez et moimême, il y a une maturité commune qui nous prépare à ça. Mais prenons le contrepied de ce que vous dites : qui aurait pensé à moi il y a quelques années pour jouer ce
Saïd ? Pas grand monde. Il fallait qu’un auteur mette le doigt dessus, c’est toujours pareil. Personnellement, je verrais bien Benoît Magimel ou, parmi les plus jeunes, Gaspard Ulliel s’emparer de tels rôles.
La multiplication des plateformes de streaming va provoquer une explosion de l’offre de fiction et, par conséquent, de celle des rôles. Pensez-vous que cela puisse justement diversifier les profils des comédiens ?
Je ne sais pas quoi vous répondre, sinon que ça va mettre un grand coup de pied dans la fourmilière ! J’espère que ça créera une dynamique.
Vous avez tourné votre premier film, La Thune, il y a bientôt trente ans. Quel regard portez-vous sur votre carrière ?
Quand on a le nez dans le guidon, on ne réfléchit pas trop, on enchaîne. J’ai eu la chance de démarrer à une époque où il y avait un vrai vivier d’auteurs dans le cinéma français dont la vigueur était redevable à Canal+. Sans jamais avoir été réellement bankable, comme on dit, j’ai mené mon chemin modestement, en multipliant les rencontres enrichissantes.
On parlait de votre copain Roschdy Zem, devenu cinéaste. Ça ne vous a jamais effleuré la mise en scène ?
Ça m’a plus qu’effleuré, mais je ne l’évoque plus car j’ai fait des tentatives que je n’ai pas su mener à bout. Roschdy m’avait d’ailleurs dit que j’avais abdiqué trop vite, que les financements étaient toujours compliqués. Dès que quelque chose se concrétisera, je vous en parlerai avec plaisir.