Be bop a Leila
« L’idée de travailler avec Damien Chazelle m’excitait, évidemment. Je suis très attentive à son travail. La manière dont il est passé de Whiplash à La La Land puis à First Man m’a sidérée : on reconnaît sa patte, sa sensibilité, mais il se renouvelle aussi totalement à chaque projet. Donc quand on m’a proposé de passer des essais pour lui, je n’ai pas hésité. (On s’étonne du fait qu’elle passe des essais malgré sa notoriété.) Eh oui, j’ai passé des essais : Monsieur Tahar Rahim, on est venu lui proposer de jouer dans The Eddy, mais moi, on m’a fait passer des essais. (Elle éclate de rire.) J’étais vraiment très heureuse d’en être. Quand je rencontre Damien, il me parle de son envie de fabriquer une série proche du docu, un truc très brut, très urbain, très “dans le réel”. Je constate donc qu’il va encore faire quelque chose de complètement différent par rapport à ses projets précédents – même si son obsession pour la musique reste présente.
Que The Eddy soit diffusé sur Netflix n’était pas forcément un attrait supplémentaire. De la même manière qu’on ne fait pas un film pour travailler avec un distributeur, on n’accepte pas une série pour travailler avec son diffuseur. En revanche, la possibilité offerte par ce diffuseur de concevoir une oeuvre tournée à Paris, en plusieurs langues, en 16 mm, à propos de gens “normaux”, dingues de jazz, c’est-à-dire pas vraiment le style de musique le plus à la mode, rendait le projet vraiment inattendu, donc très attirant.
On sait que très souvent dans les séries, l’histoire prend le pas sur les personnages, ça renforce les mécaniques d’addiction, du coup on les “binge”, et je suis la première à aimer ça d’ailleurs. Mais The Eddy n’est pas conçue comme ça, il n’est pas question de dévorer tous les épisodes en une nuit, c’est une série de personnages et il faut laisser le temps aux choses d’infuser. La problématique de la série, qui est une oeuvre chorale, ça pourrait être ça : comment est-ce qu’on avance tous ensemble ? Son sujet, c’est le rythme... Un rythme commun qu’on doit trouver. Alors, le jazz, avec ses ralentissements, ses accélérations, son goût de l’improvisation, devient la métaphore de toutes les trajectoires que la série capture. »
« Un acteur dont la filmo me fascine un peu... »
« Parmi les éléments troublants du tournage, il y avait toutes ces photos de Tahar et moi disposées dans le décor – puisqu’on joue un couple dans la série... Nous n’avions pas tourné ensemble depuis Un prophète en 2009, où on ne peut pas dire que nous avions énormément de scènes en commun. Là on s’est découverts, ou redécouverts, dans tous les sens du terme. Et ce n’était pas forcément de tout repos. Tahar est un acteur dont la filmo me fascine un peu, et je vous le dis vraiment en toute objectivité. (Sourire.) Je me suis alors retrouvée face à un partenaire de jeu qui m’intimidait, j’avais un peu de pression d’autant plus que le soir, contrairement aux autres acteurs, lui avait la possibilité me dire : eh ben, t’étais un peu nulle aujourd’hui... » (Rires.) Damien a vu tout de suite que c’était très étrange pour nous de se connaître plus dans la vie que dans le métier. Il a senti notre stress et nous a immédiatement poussés à passer à autre chose. En quelques heures, c’était évacué. Travailler en couple, ce n’était pas du tout quelque chose qu’on s’était interdit, alors qu’on ne se montre pas ensemble dans la vie, je ne vais jamais à une avant-première d’un de ses films, et vice versa. Faire une série tous les deux nous a obligés à nous afficher comme on l’a fait il y a peu pour un mensuel français, mais c’est dans le cadre du travail, de la promotion. Ça reste acceptable. Si Louis Garrel, au hasard, avait joué mon mari dans la série, on aurait fait les mêmes photos et les mêmes interviews en duo. En revanche, vous ne nous verrez pas Tahar et moi, dans six mois, en une d’un magazine pour parler de nos enfants, ça non, jamais... »
« Un “coupez” qui n’arrive jamais. »
« Les deux premiers épisodes sont réalisés par Damien, les deux suivants par Houda Benyamina, qui réalise donc le troisième, celui qui est centré sur mon personnage, Amina. J’appréhendais un peu d’interpréter un même rôle tout en étant dirigée par deux metteurs en scène différents, avec chacun un caractère très fort. Ça ne m’était pas arrivé sur la série Jour polaire que j’avais faite pour Canal+ : les réalisateurs, qui étaient aussi les cocréateurs, avaient mis en scène les huit épisodes. Là, c’était complètement différent, mais ça ne m’a jamais égarée : les directions de Damien comme de Houda ne se contredisaient jamais, ils avaient vraiment la même vision d’Amina. Leurs différences étaient une affaire de nuances, qui tiennent à leurs sensibilités respectives. Et je pense que Damien n’a pas choisi Houda par hasard : il a adoré Divines et il était visiblement ravi qu’elle prenne le relais. Même dans leurs méthodes de travail, ils sont à la fois éloignés et étrangement proches. Ce qui les lie de manière très forte, c’est un certain goût de la liberté. Avec Damien, par exemple, il n’y avait pas de répétitions, si j’arrivais sur le plateau et qu’il aimait la manière dont je me tenais, alors il allait prendre la caméra pour choper un plan comme ça sur le vif. Avec Houda, une prise pouvait durer une vingtaine de minutes. Tu attends un “coupez” qui n’arrive jamais – il faut dire qu’elle tournait en numérique contrairement à Damien. En tout cas, l’un et l’autre sont totalement avec leurs acteurs, ils font corps avec nous, ils nous incitent à aller chercher des trucs qui ne sont pas dans le script. On a vécu des choses sur ce tournage qui étaient extrêmement puissantes, une sorte de lâcher-prise total comme je l’avais rarement expérimenté sur un plateau. C’était encore plus fort que ça en fait. The Eddy a offert un nouvel éclairage à mon métier, ça m’a donné des convictions qui ont nourri mes rôles suivants. »
en un sens : travailler dans un autre pays avec un autre chef opérateur m’a poussé à aller chercher des choses différentes, à expérimenter, à bousculer un peu mes méthodes. Je voulais un peu me sentir chahuté quand même. Sinon à quoi bon ?
La La Land était tourné dans un Scope aux couleurs rutilantes. L’alunissage de First Man avait été capturé dans un Imax vertigineux. Vous concevez délibérément vos films pour le très (très) grand écran. Vous comprenez que cela nous étonne de vous voir enchaîner sur une série dans une petite boîte de jazz parisienne ?
(Rires.) Mais moi aussi ça m’a surpris ! Je n’étais pas spécialement programmé pour travailler pour la télévision. Mais j’ai eu du mal à résister au sujet et il y avait quelque chose dans The Eddy qui appartenait strictement au petit écran. Contrairement à mes deux films précédents, il n’y avait rien d’épique dans ce projet, il fallait traquer ce qui se jouait entre les murs, tout resserrer, observer l’ensemble au microscope. C’était cohérent pour de la télévision. Je n’aime pas tellement les séries qui veulent ressembler à des films, qui visent une esthétique grande forme et une émotion purement cinématographique. Pour moi, la plus grande série de toute l’histoire est The Office, la version originale signée Ricky Gervais et Stephen Merchant. C’est une oeuvre qui utilise uniquement le langage et les contraintes de son medium. Bien sûr, The Eddy est très loin de The Office, en termes de ton, de style, de tout, mais il y a cette idée d’aller sonder l’âme humaine dans une certaine étroitesse.
Il y a beaucoup de musique dans
The Eddy mais aussi beaucoup de personnages qui changent de langue selon leurs interlocuteurs, leurs humeurs ou l’enjeu de la scène. Ça se met en scène cette diversité des langues ou on laisse juste les sous-titres faire le travail ?
Les changements intempestifs de langue me faisaient vraiment peur. Clairement, je l’avais envisagé comme un challenge : comment rendre ça fluide et évident ? On avait bien sûr le scénario pour nous sécuriser, mais très vite, on a beaucoup changé de langue selon la vérité du moment ou le ressenti et l’envie des acteurs, qu’ils soient français, anglo-saxons ou même polonais, comme Joanna Kulig [ Cold War]. Au bout de quelques jours, j’ai commencé à trouver ça très beau ce mélange des cultures qui naissait soudainement sur le plateau. Je voyais des Français apprendre des Américains et vice versa, chacun échangeait ses méthodes de travail, ses visions, ses expériences, sa culture... C’était une autre musique qui se mettait soudainement en place devant moi, et il fallait que j’en saisisse à la fois le chaos et l’harmonie.
Ce que vous décrivez là ressemble évidemment à un groupe de jazz qui improviserait.
Oui, précisément. Une série sur le jazz fabriquée comme une collaboration entre musiciens de jazz. C’était l’idée.
La méthode de travail « free jazz », le style très brut de décoffrage et même le sujet : un tas d’éléments de The Eddy renvoient clairement à votre premier long métrage, Guy and Madeline on a
(inédit en France).
Park Bench
(Rires.) Oui, c’est mon long métrage qui est le plus proche de la série, c’est sûr. C’est logique en un sens, ce sont les deux projets où je me suis tenu le plus loin de Hollywood. Il y a quelque chose de l’ordre du retour aux sources pour moi dans cette série.
Il y a un vrai point commun avec
La La Land cela dit : la ville dans laquelle l’intrigue se déroule, en l’occurrence Paris, devient petit à petit le personnage principal de la série.
Oui, surtout dans le deuxième épisode, qui se conclut par une longue course-poursuite dans la nuit parisienne...
On sent néanmoins que l’idée, cette fois, est de dynamiter totalement l’aspect exotique ou touristique de l’endroit et de faire de Paris un lieu nouveau, qui suinte la tristesse, comme si les murs même de la capitale étaient imprégnés de spleen.
Ça faisait partie des deux trois ambitions clés de la série : trouver de nouvelles façons de filmer cette ville. Notre travail, avec Éric Gautier, a consisté à s’avaler beaucoup, beaucoup de films et de documentaires à propos de différents cadres urbains. Pas nécessairement des oeuvres sur Paris, mais des oeuvres sur une ville. On voulait comprendre comment on pouvait filmer un endroit très connu de manière singulière. On a revu aussi bien Mean Streets que certains Cassavetes et puis tous ces films sur Los Angeles – là-dessus j’avais un petit temps d’avance. On s’est aussi nourris de toute cette tradition très naturaliste du cinéma français qui va de la Nouvelle Vague à Assayas en passant par Pialat. Bref, on a composé un mix d’influences volontairement très variées, presque opposées, qui provenaient d’un peu partout en termes de lieu, d’époque ou d’énergie – par exemple le New York très « rock » de Scorsese nous a vraiment inspirés pour créer notre Paris très « jazz ».
Ces visions de Paris vous sont forcément venues d’une certaine familiarité avec la ville, non ?
Pas tant que ça. J’ai vécu à Paris, c’est un endroit qui a beaucoup compté pour moi, ne serait-ce que pour mon apprentissage culturel, mais c’était il y a longtemps, presque vingt ans. Quand j’y suis revenu pour faire des repérages pour The Eddy, l’endroit avait forcément beaucoup changé. Même si des souvenirs restaient, c’était une ville nouvelle que je regardais avec les yeux d’un étranger. Mais ce n’était pas un problème, au contraire. En tant qu’Américain, j’ai une vraie fascination pour les Européens qui sont venus tourner dans mon pays, comme Antonioni avec Zabriskie Point ou Jacques Demy avec Model Shop, et qui y ont vu des choses que les locaux ne peuvent plus voir. Je savais donc que le fait de ne pas, ou de ne plus, connaître Paris comme ma poche n’était pas un désavantage. Je cherchais un point d’équilibre intéressant entre la perspective d’un local et celle d’un étranger.
Qu’ils soient acteurs, musiciens ou astronautes, les personnages de vos films ont systématiquement des cadres de vie très attrayants, mais sont aussi profondément désabusés. C’est encore le cas dans The Eddy. C’est quelque chose que vous revendiquez ou que vous subissez ?
(Rires.) Je suis trop attiré par la tristesse et la mélancolie pour ne pas le revendiquer. Mais, pour une fois, ce n’est pas moi qui ai écrit le script de The Eddy. Oui, c’est une série qui parle de gens désabusés qui créent un club en espérant qu’il les aidera à guérir de leurs blessures. Ils ne jouent pas chaque soir parce qu’ils y prennent du plaisir, même s’ils en prennent un peu bien sûr, mais parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Ils n’ont pratiquement rien d’autre dans leur vie que la musique. Ce que j’aime dans cette idée, et
DANS THE EDDY, IL Y A CETTE IDÉE D’ALLER SONDER L’ÂME HUMAINE DANS UNE CERTAINE ÉTROITESSE.
UNE SÉRIE SUR LE JAZZ CONÇUE COMME UNE COLLABORATION ENTRE MUSICIENS DE JAZZ.
c’est peut-être ce qui fait de moi quelqu’un d’effectivement désenchanté, c’est qu’elle n’envisage pas la musique sous l’angle de la gloire mais de la nécessité absolue. Ce principe de nécessité est ce qu’on retrouve dans le jazz, une musique dont les fondements mêmes sont la souffrance et son expression. C’est quelque chose qui m’a toujours ému.
Alors que First Man vous faisait soudainement sortir du monde du spectacle et de la musique,
The Eddy vous oblige soudainement à remettre la tête dedans, à opérer un retour. Dans un cas comme dans l’autre, ces mouvements étaient-ils conscients ?
Comme je vous l’ai dit, le projet de la série remonte à loin, bien avant First Man, donc non, ce sentiment d’aller-retour n’était pas réfléchi du tout. Je carbure beaucoup au sentiment de nouveauté, et j’ai fait The Eddy parce que j’étais certain qu’il n’y aurait pas de redite avec mes autres films, plus axés sur la musique. On peut trouver un lien avec First Man en revanche, c’est le 16 mm. Le film m’a fait retomber amoureux de ce format et ça a beaucoup joué dans la conception de la série.
On est très fans de First Man justement chez Première et on voulait savoir, pour conclure, comment vous aviez encaissé l’accueil, disons mitigé, qui a entouré la sortie du film...
Honnêtement, je n’en ai pas trop souffert. J’aurais aimé que plus de gens le voient, mais bon... J’habite à Los Angeles, je suis entouré de gens qui bossent dans l’industrie et dont la vie est rythmée par la fameuse « saison des Oscars », et tout ceci devient très vite routinier. La première fois qu’un de mes films a fait partie de la course aux Oscars, c’était excitant et un peu romantique mais honnêtement, après ce moment, ces compétitions deviennent agaçantes. Finalement, c’est un peu la même chose de gagner ou de perdre. Je dis ça mais j’étais quand même vraiment très heureux que les techniciens des effets spéciaux gagnent l’Oscar pour First Man. Je n’étais pas spécialement triste qu’on soit absents dans toutes les autres catégories. J’essaie de prendre beaucoup, beaucoup de distance par rapport à la réception de mon travail parce qu’au fond, c’est la seule chose qui peut vraiment nous faire dévier de notre trajectoire. Vous connaissez sûrement la phrase de William Goldman [scénariste notamment de Butch Cassidy et le Kid et des Hommes du président, récemment décédé] : « Hollywood est peuplé d’ignorants. » C’est la nature même de cette industrie : croire qu’elle sait tout alors qu’elle n’a jamais rien su anticiper. La seule solution, c’est d’avancer.