LE BUREAU DES LÉGENDES SAISON 5
Marquant l’adieu d’Éric Rochant à sa série d’espionnage, la cinquième saison du « BDL » s’appuie sur une paranoïa généralisée pour magnifier son esthétique du secret et dévoiler une fiévreuse émotion.
La longévité d’une série peut devenir sa meilleure alliée autant que sa pire ennemie. Entre le risque de tourner en rond et la possibilité de déployer à l’inverse une profonde beauté au fil du temps, le poids des années constitue une donnée essentielle du genre. Le Bureau des légendes, démarrée en 2015 et vite célébrée comme un modèle de réussite française, rentre ainsi avec sa cinquième saison dans une zone artistiquement décisive. La quatrième saison, qui semblait vouloir régler le sort de Malotru (Mathieu Kassovitz) à travers une fin ouverte, prenait en effet déjà des airs de conclusion sérielle et évoquait la fin des Soprano. Pour justifier de son existence et de son intérêt, cette saison 5 se devait de livrer d’emblée un stimulant point de vue sur le département secret de la DGSE que l’on croyait pourtant connaître par coeur. Travaillant à créer des sensations encore inexplorées, la série d’Éric Rochant s’assume définitivement comme un ample portrait collectif disséquant les blessures visibles et invisibles qui dévastent intérieurement les agents du renseignement.
Si la saison 4 pouvait évoquer The Shield par sa description d’intenses luttes de pouvoir entre JJA (Mathieu Amalric) et MarieJeanne (Florence Loiret- Caille), c’est plus que jamais à The Wire que l’on pense ici. Pas seulement parce que la question journalistique – au centre de la cinquième saison du chef-d’oeuvre de David Simon – s’invite parmi les thématiques centrales, mais aussi parce qu’une multiplicité d’angles d’observation rend le déploiement choral des intrigues particulièrement maîtrisé.
MÉFIANCE OBSÉDANTE. Dans cette nouvelle salve d’épisodes, des révélations publiées dans la presse distillent une paranoïa kafkaïenne qui se répand tel un virus chez les personnages. La méfiance devient obsédante et touche aussi bien le nouveau directeur du Bureau des légendes JJA que le séducteur Sisteron (Jonathan Zaccaï), le hacker César (Stefan Crepon) ou la désormais très dubitative Marina Loiseau (Sara Giraudeau). À l’habituelle pertinence géopolitique de la série – la peinture de l’Égypte contemporaine se révèle passionnante, tout comme les conflits qui entourent l’Arabie saoudite ou la façon dont les services russes orchestrent des opérations de déstabilisation internationale – s’ajoute une brillante exploration de terrains sensoriels et esthétiques inédits. La mise en scène propose notamment des séquences de sexe qui filment au plus près les tourments corporels des protagonistes et permettent de s’infiltrer davantage dans leur vertige identitaire.
UNIVERS LABYRINTHIQUE. Cette saison, qui est celle des adieux d’Éric Rochant à sa création (qui a aussi laissé pour les deux derniers épisodes sa place de showrunner à Jacques Audiard, chargé d’écrire et de réaliser le grand final), raconte donc l’histoire d’un passage de témoin et montre comment la fréquentation d’un espace commun – initialement celui des services secrets – finit par renvoyer chaque individu à ses propres gouffres intimes. Les lieux de l’action, que ce soit la Jordanie, le Cambodge, Moscou ou Paris, se colorent d’angoisses et d’émotions fascinantes, et Le Bureau des légendes affiche une telle confiance en son univers labyrinthique que l’apparition de nouvelles figures (comme le ténébreux Mille Sabords joué par Louis Garrel) s’intègre parfaitement aux problématiques d’ensemble. Les femmes et les hommes ayant parcouru la série auront ainsi jusqu’au bout été hantés par les questions de l’appartenance et du destin. À qui obéit-on réellement ? Au service de quoi agit-on ? Et qu’attendons-nous du monde ? Fort de ces interrogations universelles, le nid d’espions se sera magistralement transformé au fil des saisons en flamboyant dédale romantique.