LET’S GET LOST AGAIN
Lost Highway, l’essence des 90s
Lost Highway de David Lynch
Et s’il fallait choisir un film, un seul, pour résumer esthétiquement les années90 ? Et si ce film était Lost Highway ? Diamant noir de l’oeuvre de David Lynch, ce trip sidérant avait fini par être éclipsé par Mulholland Drive, son double glamour et triomphal. Sa récente mise en ligne sur Netflix ne laisse plus planer le moindre doute.
Un film qui résumerait à lui tout seul l’esthétique des années 90 ? Voyons voir… Il y aurait Matrix, bien sûr, cette vaste régurgitation de tous les sous-courants de la pop culture fin de siècle. Pulp Fiction, évidemment, ses gangsters qui parlaient de hamburgers et de massages de pieds et propulsèrent le cinéma dans son ère « méta ». Et puis Fight Club, sans conteste, dernier râle de la génération X, s’achevant sur l’image prophétique de l’effondrement des Twin Towers. À côté de ces trois mastodontes générationnels, tapi dans l’ombre, se cache Lost Highway – moins applaudi, certes, mais compilant génialement tous les motifs, tics et marottes du cinéma de cette décennie. Le film de David Lynch « cochait toutes les cases » (comme on ne disait pas dans les années 90). Ce choc rétinien indélébile millésimé 1997 a pourtant souffert, quelques années plus tard, de la comparaison avec Mulholland Drive (2001), qui poussait ses innovations stylistiques (récit coupé en deux, relecture monstrueuse du film noir hollywoodien…) à un degré
de perfection absolue, faisant rétrospectivement apparaître son prédécesseur comme un simple brouillon du chef-d’oeuvre à venir. Aujourd’hui, pourtant, il s’impose comme une somme, le seul Lynch à combiner les deux faces de l’inspiration de son auteur : le glamour vénéneux d’un côté (la veine Blue Velvet-Mulholland Drive), la brutalité postindustrielle de l’autre (l’axe EraserheadIn land Empire). Un film lynchien total, donc, mais pas autarcique pour autant. Car si Lost Highway condensait les obsessions de son auteur, il était aussi l’oeuvre d’une époque.
Le héros schizo
Schizophrène ? Barry Gifford, auteur du roman Sailor et Lula (adapté par David Lynch en 1990) et coscénariste de Lost Highway, n’aimait pas qu’on emploie ce terme pour désigner le héros du film, Fred Madison (Bill Pullman). Ce saxophoniste free-jazz assassine par jalousie sa femme Renée (Patricia Arquette) avant de partir dans une « fugue dissociative » qui lui fera prendre le visage et l’identité d’un jeune garagiste nommé Pete Dayton (Balthazar Getty). « C’est un type qui est littéralement, physiquement, écartelé par un changement de personnalité », précisait l’écrivain dans Libération en mars 1996. L’idée avait germé dans l’esprit de David Lynch alors que, circa 1993-94, il passait des heures devant la télé, scotché, comme le reste du monde, par la retransmission du procès d’O. J. Simpson. « J’ai entendu dire qu’après avoir été libéré, il était allé jouer au golf, expliqua Lynch. Et je me suis dit : “Voilà quelqu’un qui sait compartimenter. Il assassine brutalement deux personnes et il va golfer en souriant”. C’est la fugue dissociative : quand tu prends mentalement distance avec toimême pour ne pas devenir fou. » Du Patrick Bateman d’American Psycho (Bret Easton Ellis, 1991) au narrateur de Fight Club (David Fincher, 1999), la décennie 90 fut traversée par une cohorte de héros divisés, « splittés », écartelés. « Fendus comme une bûche », disait Lynch. Et tous surplombés, donc, par l’ombre d’O. J. Simpson, idole déchue devenue l’incarnation de la part sombre de l’homo americanus.
Le film coupé en deux
Cinquante et une minutes après le début, Lost Highway se brise en deux, un acteur en remplace un autre, la brune devient blonde, et le film commence à s’enrouler sur luimême comme un ruban de Möbius. Lynch rejoue Vertigo sur un mode strident et cauchemardesque. À vrai dire, avant même qu’il s’en empare, l’idée d’une cassure dans le récit était déjà dans l’air. Lost Highway est encore en tournage quand sort dans les salles américaines Chungking Express de Wong Kar-Wai, lui aussi scindé au milieu. Et, en 1997, sort The Blackout d’Abel Ferrara, autre film fracassé en deux. Mais c’est la version lynchienne qui retourne le plus le cerveau, et s’imposera comme une matrice esthétique majeure. L’intéressé lui-même poussera la logique vers l’incandescence totale dans Mulholland Drive, avant que s’engouffrent dans la brèche Apichatpong Weerasethakul (Tropical Malady), Quentin Tarantino (Boulevard de la mort), Miguel Gomez (Tabou) ou, encore très récemment, Trey Edward Shults (Waves). L’autoroute théorique la plus encombrée du XXIe siècle a donc été ouverte en 1997.
Le néo-noir
Au cinéma, chaque décennie a ses genres dominants. Sa couleur. Celle des années 90 est le noir. Du Silence des agneaux de Jonathan Demme au Memento de Christopher Nolan, le film policier (et ses dérivés) est alors réinventé de fond en comble. David Fincher fixe la grammaire moderne du film de serial killer (Seven), Curtis Hanson ressuscite le classicisme hollywoodien en