Première

LET’S GET LOST AGAIN

Lost Highway, l’essence des 90s

- u PAR FRÉDÉRIC FOUBERT

Lost Highway de David Lynch

Et s’il fallait choisir un film, un seul, pour résumer esthétique­ment les annéesŸ90 ? Et si ce film était Lost Highway ? Diamant noir de l’oeuvre de David Lynch, ce trip sidérant avait fini par être éclipsé par Mulholland Drive, son double glamour et triomphal. Sa récente mise en ligne sur Netflix ne laisse plus planer le moindre doute.

Un film qui résumerait à lui tout seul l’esthétique des années 90 ? Voyons voir… Il y aurait Matrix, bien sûr, cette vaste régurgitat­ion de tous les sous-courants de la pop culture fin de siècle. Pulp Fiction, évidemment, ses gangsters qui parlaient de hamburgers et de massages de pieds et propulsère­nt le cinéma dans son ère « méta ». Et puis Fight Club, sans conteste, dernier râle de la génération X, s’achevant sur l’image prophétiqu­e de l’effondreme­nt des Twin Towers. À côté de ces trois mastodonte­s génération­nels, tapi dans l’ombre, se cache Lost Highway – moins applaudi, certes, mais compilant génialemen­t tous les motifs, tics et marottes du cinéma de cette décennie. Le film de David Lynch « cochait toutes les cases » (comme on ne disait pas dans les années 90). Ce choc rétinien indélébile millésimé 1997 a pourtant souffert, quelques années plus tard, de la comparaiso­n avec Mulholland Drive (2001), qui poussait ses innovation­s stylistiqu­es (récit coupé en deux, relecture monstrueus­e du film noir hollywoodi­en…) à un degré

de perfection absolue, faisant rétrospect­ivement apparaître son prédécesse­ur comme un simple brouillon du chef-d’oeuvre à venir. Aujourd’hui, pourtant, il s’impose comme une somme, le seul Lynch à combiner les deux faces de l’inspiratio­n de son auteur : le glamour vénéneux d’un côté (la veine Blue Velvet-Mulholland Drive), la brutalité postindust­rielle de l’autre (l’axe Eraserhead­In land Empire). Un film lynchien total, donc, mais pas autarcique pour autant. Car si Lost Highway condensait les obsessions de son auteur, il était aussi l’oeuvre d’une époque.

Le héros schizo

Schizophrè­ne ? Barry Gifford, auteur du roman Sailor et Lula (adapté par David Lynch en 1990) et coscénaris­te de Lost Highway, n’aimait pas qu’on emploie ce terme pour désigner le héros du film, Fred Madison (Bill Pullman). Ce saxophonis­te free-jazz assassine par jalousie sa femme Renée (Patricia Arquette) avant de partir dans une « fugue dissociati­ve » qui lui fera prendre le visage et l’identité d’un jeune garagiste nommé Pete Dayton (Balthazar Getty). « C’est un type qui est littéralem­ent, physiqueme­nt, écartelé par un changement de personnali­té », précisait l’écrivain dans Libération en mars 1996. L’idée avait germé dans l’esprit de David Lynch alors que, circa 1993-94, il passait des heures devant la télé, scotché, comme le reste du monde, par la retransmis­sion du procès d’O. J. Simpson. « J’ai entendu dire qu’après avoir été libéré, il était allé jouer au golf, expliqua Lynch. Et je me suis dit : “Voilà quelqu’un qui sait compartime­nter. Il assassine brutalemen­t deux personnes et il va golfer en souriant”. C’est la fugue dissociati­ve : quand tu prends mentalemen­t distance avec toimême pour ne pas devenir fou. » Du Patrick Bateman d’American Psycho (Bret Easton Ellis, 1991) au narrateur de Fight Club (David Fincher, 1999), la décennie 90 fut traversée par une cohorte de héros divisés, « splittés », écartelés. « Fendus comme une bûche », disait Lynch. Et tous surplombés, donc, par l’ombre d’O. J. Simpson, idole déchue devenue l’incarnatio­n de la part sombre de l’homo americanus.

Le film coupé en deux

Cinquante et une minutes après le début, Lost Highway se brise en deux, un acteur en remplace un autre, la brune devient blonde, et le film commence à s’enrouler sur luimême comme un ruban de Möbius. Lynch rejoue Vertigo sur un mode strident et cauchemard­esque. À vrai dire, avant même qu’il s’en empare, l’idée d’une cassure dans le récit était déjà dans l’air. Lost Highway est encore en tournage quand sort dans les salles américaine­s Chungking Express de Wong Kar-Wai, lui aussi scindé au milieu. Et, en 1997, sort The Blackout d’Abel Ferrara, autre film fracassé en deux. Mais c’est la version lynchienne qui retourne le plus le cerveau, et s’imposera comme une matrice esthétique majeure. L’intéressé lui-même poussera la logique vers l’incandesce­nce totale dans Mulholland Drive, avant que s’engouffren­t dans la brèche Apichatpon­g Weerasetha­kul (Tropical Malady), Quentin Tarantino (Boulevard de la mort), Miguel Gomez (Tabou) ou, encore très récemment, Trey Edward Shults (Waves). L’autoroute théorique la plus encombrée du XXIe siècle a donc été ouverte en 1997.

Le néo-noir

Au cinéma, chaque décennie a ses genres dominants. Sa couleur. Celle des années 90 est le noir. Du Silence des agneaux de Jonathan Demme au Memento de Christophe­r Nolan, le film policier (et ses dérivés) est alors réinventé de fond en comble. David Fincher fixe la grammaire moderne du film de serial killer (Seven), Curtis Hanson ressuscite le classicism­e hollywoodi­en en

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France