Première

Charlie Kaufman

Scénariste star du début du siècle, Charlie Kaufman s’est subitement réinventé en metteur en scène maudit, lâché par tous, y compris son fan-club. Pourquoi un tel retour de bâton, alors qu’il n’a probableme­nt jamais été aussi bon ? Récit d’un crash et d’u

- Radicalité et tristesse Chemin de croix

FRANÇOIS GRELET

omme l’iPod et la cuisine moléculair­e, Charlie Kaufman a longtemps symbolisé le cool des années 2000 avant d’être considéré comme un vestige. Dans son cas, c’est particuliè­rement cruel : il n’a jamais été aussi doué que depuis qu’il ne vaut plus un kopeck sur le marché – c’est-à-dire depuis qu’il met en scène ses propres scripts plutôt que de les refiler à Spike Jonze ou Michel Gondry. Présenté à Cannes en 2008, Synecdoche, New York, son premier « directed by », a littéralem­ent torpillé sa carrière. C’est un phénomène classique sur la Côte d’Azur : lorsqu’un film attendu reçoit un accueil glacial, son auteur risque de ne plus jamais pouvoir se remettre en selle. Richard Kelly vous en parlerait mieux que nous. Sauf que dans le cas de Kaufman, le bide paraissait désiré, son film ressemblai­t à un geste kamikaze, une pulsion suicidaire. Trois ans plus tôt, il recevait son premier Oscar pour le scénario d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, c’était aussi sa troisième nomination en à peine six cérémonies. Grâce à lui, les procédés pirandelli­ens et le « brisage » du quatrième mur devenaient le lot commun de l’industrie du divertisse­ment ; les critiques se mettaient à employer le mot « méta » à toutes les sauces – ils n’ont toujours pas arrêté d’ailleurs. Le postmodern­e se transforma­it en valeur refuge. La griffe Kaufman était alors partout, même dans la pub ou les clips, et le scribouill­ard ne tenait plus vraiment les rênes de sa propre carrière. Sa vie devait probableme­nt ressembler à un script de Charlie Kaufman. Il devait voir le monde comme John Malkovich lorsqu’il entrait dans la tête de John Malkovich : peuplé de jumeaux monstrueux qui hurlent son nom en boucle.

À cette époque, tout le cinéma mondial veut du Kaufman. Du Kaufman light certes, avec moins de névroses et plus d’effets de manche, mais du Kaufman quand même. L’original a le choix : soit il se vend au système soit il change tout, mais très vite. Évidemment, c’est la deuxième option qu’il choisit. Pour cela, il va mettre à profit sa super hype du moment et braquer 20 millions de dollars à Sony afin de réaliser un premier long d’une radicalité et d’une tristesse effarantes. Conçu à l’origine pour le camarade Spike Jonze, Synecdoche est une tentative de film d’horreur « réaliste » qui doit concentrer toutes les trouilles les plus enfouies des deux petits génies (rien que du classique pour eux : choper une maladie dégénérati­ve, perdre l’un de ses enfants, décevoir ceux que l’on aime...). Jonze part finalement tourner l’un de ses projets rêvés (l’adaptation de Max et les Maximonstr­es) et Kaufman saisit l’opportunit­é au vol : ce projet va lui permettre de devenir autre chose qu’une marque. Synecdoche sera son grand oeuvre sur l’absurdité de la condition humaine. C’est un premier film qui pourrait ressembler à un dernier tant il est maîtrisé, profond et funèbre. Son auteur y dit adieu à ses super pitchs qui claquent et encapsule en deux heures nonchalant­es les cinquante dernières années d’un démiurge de la Côte Est. Pour les figurer, il va partir braconner sur les terres de Lynch et de Bergman. Il en revient avec un style fulgurant, quelque chose comme de l’introspect­if hallucinat­oire. Son film est déprimant, douloureux, malaisant ; il deviendra bien sûr un bide internatio­nal. Et puisque Hollywood sait désormais faire du Charlie Kaufman sans avoir besoin de Charlie Kaufman, l’ex-golden boy file illico au purgatoire.

Les douze dernières années ont ressemblé à un chemin de croix pour Kaufman. Son nom n’est apparu qu’au générique de deux longs métrages : l’un a été financé grâce au crowdfundi­ng, l’autre par une plateforme. Tous ses autres projets sont tombés à l’eau les uns après les autres – qu’ils aient été conçus pour des chaînes de télé (il a réalisé deux pilotes, l’un pour HBO, l’autre pour FX, recalés avant même d’être diffusés) ou pour le cinéma (il essaie de monter depuis longtemps dans ses cartons un film appelé Frank or Francis, « une comédie musicale à propos de la culture de la haine sur internet » ; il s’est remis à travailler en tant que simple scénariste pour Guillermo Del Toro, Ben Stiller et l’éternel Spike Jonze, sans résultat). Forcément, ces annulation­s en cascade lui ont offert un peu de temps libre. D’où la parution au début de l’été dans toutes les librairies

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France