LE DIABLE N’EXISTE PAS
Le réalisateur d’Un homme intègre s’attaque à la peine de mort en Iran avec un film en quatre chapitres et quatre styles différents. Un plaidoyer rageur et énervé, tourné en clandestin, mais qui n’oublie pas d’être grandiose et romanesque. Immense à tous
Àquel moment le cinéma de Mohammad Rasoulof s’est-il mis en colère ? On ne parle pas d’une grogne prudente ou d’une sévérité sentencieuse, non, on parle d’une véritable rage. En 2005, son deuxième long métrage, La Vie sur l’eau, racontait l’existence d’une communauté de pauvres gens vivotant sur un pétrolier à l’abandon. La description pittoresque de ces réfugiés (imaginez Waterworld façon cinéma d’auteur) était une manière de décrire l’Iran du début du siècle, surtout au moment où le « capitaine » autoproclamé décide de waterboarder un jeune coupable d’avoir tenté de fuir le navire. Le pittoresque fait place à une séquence interminable, quasi insoutenable, de torture politique : d’un coup, on ne souriait plus, et Rasoulof nous renvoyait dans la figure – sous couvert d’un film approuvé par la censure gouvernementale – une certaine réalité qu’on avait cru pouvoir oublier, le temps d’un film. Après La Vie sur l’eau, les choses seront plus claires. Fini le temps des métaphores. Arrêté et condamné par la justice de son pays pour tournage illicite,
Mohammad Rasoulof tournera à présent en semi-clandestin, tentant de passer sous le radar. Ses films ne seront d’ailleurs pas distribués en France jusqu’à ce que l’explosif Un homme intègre, en 2017, nous arrive en pleine face : l’histoire d’un humble éleveur de poissons qui tente de lutter contre les corrompus et les puissants, sorte de Bronsonmovie à l’iranienne (une histoire de pastèques qui nous rappelait Mr. Majestyk), mais pas du tout dans le registre décontracté et cool. On le sentait bien : Un homme intègre carburait à la colère, pure et totale.
DESTINATION
FINALE. C’est la même chose pour Le Diable n’existe pas. Il s’agit d’un film à sketches – on dira plutôt « film à chapitres » pour ne pas donner l’impression qu’on rigole. Sa forme a été dictée par les circonstances exceptionnelles de son tournage. Un homme normal, mari, père, fils admirable, a du mal à dormir : qu’est-ce qui le préoccupe ? Un gardien de prison refuse de donner a mort : arrivera-t-il à s’échapper ? Un soldat revient au pays demander sa copine en mariage : va-t-elle accepter ? Une jeune étudiante retourne en Iran passer les vacances chez son oncle et sa tante : quel secret de famille va-t- elle découvrir ? Quatre films en un, chacun faisant appel à une cinégénie et à des techniques de genre ahurissantes de maîtrise – a-t-on vu un film clandestin aussi bien filmé, monté et écrit ?
Le thriller, le huis clos, le mélodrame familial qui tord le ventre, l’intrigue à twist… Le premier « sketch » se termine ainsi sur une bonne claque surprise ; le deuxième est un véritable petit film d’évasion chronométré, tourné fusil au poing et caméra à l’épaule, excitant comme un Carpenter seventies (même la musique joue une basse tachycardique). Si chaque chapitre possède sa structure et sa forme, il n’est pas interdit de tenter de les relier après coup en jouant sur les similitudes et les connexions, comme faisant partie d’une seule et même intrigue générale. Le point commun est la peine de mort en Iran, et il faudrait bien se garder de traiter cela comme un sujet exotique tant on sent bien – et le film nous renvoie cette angoisse – qu’il pourrait revenir un jour, aussi bien chez nous que partout ailleurs.
CHEZ RASOULOF, LE MOTEUR DE LA COLÈRE EST LA VIOLENCE DES STRUCTURES DE POUVOIR.
A TOUCH OF RAGE. Le film de Rasoulof rappelle beaucoup le grand A Touch of Sin de Jia Zangke : comme son camarade chinois, l’Iranien est passé du réalisme bressonien à un film à sketchs démesuré (quatre parties reliées par un acte de violence, tiens donc), nourri de fureur, maniant la dénonciation sociale comme d’autres le shotgun. Chez Rasoulof comme chez Zangke, le moteur de la colère est la violence. Violence de la société – de ses structures de pouvoir, précisément. Si vous êtes sorti d’Un homme intègre « avec l’envie de brûler des bagnoles » comme on l’écrivait à l’époque, soyez prévenus : devant Le Diable n’existe pas, ce film immense, vertigineux, à quatre reprises on éprouve la même sensation provoquée par son cousin lyrique, Une vie cachée de Terrence Malick (Mohammad Rasoulof filme aussi magnifiquement les paysages d’Iran lors des troisième et quatrième chapitres) : la sensation d’éprouver le plus réellement et physiquement possible la proximité d’une fin violente infligée par le pouvoir. Voilà, c’est ça, c’est la mort. Mais qu’est-ce qu’on attend pour mettre le feu ? ALLEZY SI VOUS AVEZ AIMÉ ATouchofSin (2013), Une viecachée (2019), Assaut (1976)
Sheytân vodjoud nadârad • Pays Allemagne, République tchèque, Iran • De Mohammad Rasoulof • Avec Ehsan Mirhosseini, Baran Rasoulof, Mahtab Servati… • Durée 2 h 30