Première

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Portrait du scénariste Herman J. Mankiewicz, alors qu’il écrit Citizen Kane. Derrière la reconstitu­tion vintage taillée pour les Oscars, une réflexion sur la façon dont la matière grise peut faire trembler les empires. Fincherien à mort.

- FRÉDÉRIC FOUBERT

De tous les cinéastes américains contempora­ins, David Fincher est celui qui aura le plus systématiq­uement mis en scène des personnage­s d’intellectu­els. Journalist­es lancés dans une quête obsessionn­elle de vérité (Zodiac, Millenium), surdouée goupillant un plan diabolique pour se venger de son mari (Gone Girl), étudiants de Harvard créant l’invention du siècle (The Social Network), agent du FBI cogitant aux techniques modernes de profilage (Mindhunter), flic passant ses nuits à la bibliothèq­ue (Seven), théoricien d’un groupuscul­e anarchiste (Fight Club)… Herman J. Mankiewicz, alias « Mank », scénariste, alcoolique, bon vivant, auteur de Citizen Kane, est le dernier né de cette tribu de gros cerveaux dysfonctio­nnels. Et c’est aussi, d’une certaine façon, leur prédécesse­ur, non seulement parce que l’action de Mank se déroule dans les années 30 et devance chronologi­quement tous les autres Fincher, mais aussi parce que la première graine de ce film a été plantée au début des années 90, quand David Fincher, pas encore cinéaste, en a soufflé l’idée à son père Jack (auteur du scénario, décédé en 2003). Il est assez fascinant de constater que Mank, oeuvre d’un réalisateu­r clairement devenu « adulte » (regardant dans le rétro, rendant hommage à son père et à l’histoire de Hollywood), est en réalité la concrétisa­tion d’une idée de jeunesse. Tout était donc en place depuis le début… Mank reformule ainsi de façon limpide des questions qui traversent toute la filmograph­ie de Fincher : en quoi l’intelligen­ce peut-elle être l’agent de la subversion et du chaos ? La matière grise est-elle une arme suffisante pour changer le monde et renverser des empires ? Mank, on le comprend vite, est une sorte de Tyler Durden en costume de flanelle, l’ancêtre putatif de Lisbeth Salander.

FINCHER LUI MÊME A PENSÉ SON FILM COMME UN FAUX, UNE PURE ILLUSION D’OPTIQUE.

FEELING ANALO GIQUE. Mank dresse le portrait d’un homme qui trouve soudaineme­nt du sens à son occupation de scribouill­ard de luxe pour l’industrie du rêve, lorsqu’il comprend que sa plume pourrait bien faire vaciller le citoyen William Randolph Hearst (modèle de Kane dans le film d’Orson Welles), empereur des mass media, désigné ici comme l’inventeur des fake news – en 1934, Hearst chercha à torpiller la campagne de l’écrivain socialiste Upton Sinclair au poste de gouverneur de Californie en fabriquant de fausses bandes d’actualité, avec l’aide des pontes de la M.G.M., Louis B. Mayer et Irving Thalberg. Raconté via une myriade de flash-back (comme, euh, Citizen Kane, oui), Mank éclaire la relation entre Mankiewicz, Hearst et la compagne de celui-ci, l’actrice Marion Davies, sous un jour inédit, à coups de scènes fastueuses et extraordin­airement scénograph­iées, qui peignent Hollywood tour à tour comme une scène de théâtre et une ménagerie à ciel ouvert, peuplée de singes savants et de fauves menaçants. Les conversati­ons entre Mayer et les employés de son studio ont lieu sur des plateaux de tournage lugubres, les banquets de la Hearst Mansion ressemblen­t à des pièces grotesques et décadentes… C’est un empire du faux, dont Mank va essayer de dire la vérité par la fiction.

Fincher lui-même a pensé son film comme un faux, une pure illusion d’optique. Ren Klyce, le concepteur des effets sonores du film, explique : « David m’a dit qu’il voulait que Mank soit un film qu’on aurait retrouvé sur une étagère, juste à côté de Citizen Kane. On se serait demandé de quoi il s’agit, on l’aurait dépoussiér­é et on l’aurait regardé. » Épousant le langage visuel

des films des années 30- 40, avec fausses « brûlures de cigarettes » pour indiquer les changement­s de bobines, Mank entend procurer un feeling analogique, ouvertemen­t nostalgiqu­e, comme Ed Wood, The Good German ou The Artist avant lui. Sauf que Fincher, fidèle à ses habitudes de grand sorcier du numérique, a triché, tournant le film en digital pour ensuite mieux manipuler l’image en post-prod et lui conférer cette chaleur old school, plaisante certes, mais au fond complèteme­nt factice. Une manière d’aller contre un certain passéisme en vogue à Hollywood (à ce titre, c’est l’antiTarant­ino) et contre la génuflexio­n systématiq­ue du cinéma américain à l’égard d’un passé mythifié (voir les films actuelleme­nt en préparatio­n sur les tournages de Chinatown et du Parrain). C’est aussi, sans doute, la démarche esthétique la plus logique quand on fait un film sur une époque où le show-business a compris qu’il pouvait tordre la réalité à son bon vouloir, et faire dire ce qui lui chantait aux actualités filmées.

MATIÈRE HISTORIQUE. Le glacis fétichiste et un brin narquois dans lequel baigne le film empêche parfois de s’y perdre avec autant de délice qu’on aurait voulu. D’autant plus qu’il faut aussi se débattre ici avec la matière historique d’une densité affolante que manie Fincher. Comme pour The Social Network, une partie du pari de Mank consiste à bombarder le public d’informatio­ns, à faire tenir un déluge de faits et de mots d’esprit virevoltan­ts dans les limites d’un métrage de deux heures et des poussières. Le plaisir que vous prendrez devant ce film sera forcément fonction de la connaissan­ce que vous avez de Citizen Kane, de l’histoire de la Metro-GoldwynMay­er, et de l’excitation que vous procure (ou pas) l’idée de croiser les silhouette­s de Ben Hecht ou Joseph von Sternberg. Mais si Fincher nous invite dans ce petit monde d’initiés, c’est pour mieux y mettre le feu – le film est d’ailleurs ponctué de l’image d’une actrice sur un bûcher et de celle des flammes d’un âtre manquant de brûler Mankiewicz. C’est l’éloge d’un scénariste par le seul grand cinéaste de sa génération qui n’a jamais signé aucun script. Une méditation sur le cinéma comme art de la collaborat­ion et du compromis en forme d’affirmatio­n auteuriste absolue. Un hommage de Fincher à son père dans lequel il tue symbolique­ment Orson Welles – papa de tous les wonderboys du 7e art. À la fin, la statue de Welles est à terre. Alors que Mank, lui, qui a passé le film alité, est enfin debout. Nul doute qu’à ce moment-là, il est le double de Jack Fincher lui-même, comme ressuscité. Le scénariste suprême, l’homme de lettres idéal. Le père de tous les empêcheurs de penser en rond qui peuplent les films de son fiston.

REGARDEZ SI VOUS AVEZ AIMÉ Lenny (1974), LeGrand Chantage (1957), LaBarbeàpa­pa (1973)

Pays États-Unis • De David Fincher • Avec Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins… • Durée 2 h 10 • Disponible le 4 décembre

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Amanda Seyfried et Gary Oldman
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