Première

LE SYNDROME DU MOIS

- PAR FRANÇOIS GRELET

La marmotte et le pangolin

LE FILM DE HAROLD RAMIS EST UNE ISSUE DE SECOURS, UN MODE D’EMPLOI…

Tous les Français l’affirment, de micros-trottoirs en plateaux télé : ils n’en peuvent plus de vivre dans Un jour sans fin. Pourquoi le chef-d’oeuvre de Harold Ramis est-il devenu à ce point le grand totem médiatico-dépressif de 2021 ? Éléments de réponses et motifs d’espoirs.

De la bouche de Jean Castex à celle de votre voisine, du mois d’octobre aux saints de glace, de chiffres pas terribles en exponentie­lles ravageuses, ce fut sempiterne­llement le même refrain partout, tout le temps : « Dites donc, on n’aurait pas un peu l’impression de vivre dans Un jour sans fin, là ? » Cette petite rengaine est apparue au coeur de l’hiver, une fois le gros coup de stress des divers réveillons enfouis et lorsque le pays s’est retrouvé sur ce fameux « haut plateau », synonyme de restrictio­ns aléatoires, de deux cents morts quotidienn­es et d’une étrange habitude dans l’effroi. Constante : tout le monde, restaurate­urs énervés, éditoriali­stes cumulards et fonctionna­ires haut placés, se bornait à citer le film mais s’arrêtait aussi à son titre, évidant chaque jour un peu plus l’oeuvre de sa substance. Et ainsi, de manière très ironique, Un jour sans fin devenait dans notre monde l’équivalent d’I Got You Babe, le tube de Sonny & Cher, dans la réalité du film. On avait beau l’aimer, l’entendre chaque matin au réveil donnait l’envie immédiate de péter la radio. Sa seule évocation était devenue le synonyme de notre défaite.

Ça n’a pas empêché certains de s’emparer de ce gimmick de plus en plus crispant pour en faire un outil d’analyse assez pertinent à la manière du très inspiré Philippe Corbé sur le plateau de BFM TV. Au beau milieu d’un mois de mars réfrigéré par une météo lunatique, des vaccins discrets et un variant anglais, il tentait l’analyse de la situation par le prisme du chef-d’oeuvre de Harold Ramis : « Ce qu’il y a de terrible dans Un jour sans fin, c’est qu’il n’y a pas de printemps possible pour le héros. Eh bien c’est la même chose que vivent les Français en ce moment : pour eux l’éventualit­é du printemps n’existe pas. » Si l’analyse nous a frappés, ce n’est pas seulement par sa puissance poétique délicateme­nt glissée dans le flux d’une chaîne d’info en continu mais c’est aussi parce qu’elle traduisait enfin une « vision » du film, à la fois personnell­e et sentie. Quelque chose existait derrière ce titre devenu l’expression fétiche de l’époque. Une question idiote : aurait-on autant fait référence à cet objet-là si, comme chez les anglophone­s, il s’était appelé Le Jour de la marmotte (Groundhog Day en VO) ? Parce que, d’une part, ça oblige à avoir la réf, comme disent les jeunes et, indubitabl­ement, ça sonne moins bien en bouche – c’est un peu plus rustique, quoi. Pas facile de s’imaginer Castex déclamer avec l’air grave : « Mon cher Bruno Jeudy, les Français ont un peu l’impression de vivre dans Le Jour de la marmotte, si vous voyez ce que je veux dire… »

Dépression collective

Mais qu’en est-il du coup de l’autre côté de l’Atlantique, là où le Groundhog Day n’existe pas qu’au cinéma mais tient aussi lieu d’événement national, célébré chaque année le jour de notre chandeleur ? Eh bien disons qu’entre le changement de présidence, le yoyo des courbes et la campagne vaccinale menée façon Blitzkrieg, les Américains semblent avoir un peu moins l’impression que nous de vivre dans Un jour sans fin. Néanmoins, le 2 février dernier, l’une des plumes stars du L. A. Times, la « pulitzée » Mary McNamara, faisait remarquer à ses lecteurs que fêter le jour de la marmotte en pleine pandémie avait un quelque chose d’un peu ironique. Elle en profitait du coup pour signer un billet au titre limpide : « Let’s honor Groundhog Day like it’s Groundhog Day » (c’est un peu plus laborieux en VF : « Fêtons le jour de la marmotte comme si nous étions dans Un jour sans fin »).

Pour elle, la force actuelle du film ne tenait pas seule

ment dans son concept en forme de métaphore de notre dépression collective. Elle ne se logeait pas non plus dans ce principe, un peu trop libéral, de mettre forcément à profit le temps « perdu » (en apprenant par exemple à jouer du piano comme Bill Murray dans le film). Pour McNamara, si Un jour sans fin racontait aussi bien notre quotidien, c’est parce que le film nous intime l’ordre de ne pas considérer ceux qui nous accompagne­nt comme des figurants, mais bien comme des personnage­s principaux. Elle écrivait donc ceci : « C’est lorsque le héros comprend que les gens qui l’entourent souffrent autant que lui, qu’il peut enfin s’échapper de la boucle temporelle dans laquelle il est enfermé. À nous de devenir des Phil Connors. » En temps normal, l’analyse pourrait paraître gentiment béate, en temps de pandémie Covid, où la légèreté accablante des uns doit cohabiter avec la rigueur étouffante des autres, où la comparaiso­n entre les souffrance­s ne cesse un peu plus de nous éloigner, elle fout soudaineme­nt le vertige.

C’est là que les choses font sens et dépassent soudaineme­nt le stade du gimmick : le film de Harold Ramis est peut-être plus qu’un simple reflet du monde de 2021 ou qu’une triste prophétie, comme l’ont été au début de la crise Contagion de Soderbergh ou Les Dents de la mer de Spielberg. Il est bien mieux que ça : une issue de secours, un mode d’emploi, la clé qui vient cracker le code, soyons fous. Et si, comme l’a affirmé par un triste soir d’hiver le chef du gouverneme­nt, « les Français ont l’impression de vivre dans Un jour sans fin », alors ne reste plus qu’à attendre l’Épiphanie et, qui sait, peut-être que nous verrons enfin le printemps.

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